Les cloches

Mars lui avait donné le mal d’amour, à Biasce ! Depuis deux ou trois nuits, il ne parvenait pas à fermer l’œil ; il éprouvait par tout le corps des fourmillements, des ardeurs, des piqûres, comme si d’un moment à l’autre allaient lui jaillir hors de la peau par milliers des bourgeons, des brindilles, des bouquets de roses sauvages. Au fond de son galetas entrait, on ne sait par où, une odeur nouvelle, une odeur fraîche et âpre de sèves en travail, de jeunes marrucas et d’amandiers en fleur… Par sainte Barbe protectrice ! la dernière fois qu’il avait vu Zolfina, c’était justement à un amandier qu’elle s’appuyait, et elle contemplait deux ailes de barque en haute mer ; et, sur sa tête, il y avait une allégresse de blancheur embaumée qui chuchotait dans le soleil ; et, autour d’elle, il y avait la floraison azurée d’une houle de lin ; et, dans ses yeux, il y avait deux belles pervenches ouvertes ; et, sans doute, il y avait aussi des fleurs dans son cœur !

Sur son grabat, Biasce affolé repensait à toute cette lumière, à tout ce débordement de printanière vie. Et déjà la ligne extrême de l’Adriatique, là-bas, s’éclairait des premiers regards timides de l’aube, lorsqu’il se leva et grimpa par l’escalier de bois jusqu’aux nids d’hirondelles, sur le faîte du clocher.

Dans l’air flottaient des voix étranges, indistinctes, pareilles à des halètements fugitifs, à des respirations de feuilles, à des frôlements de pousses vertes, à des froufrous d’ailes. Les maisons accroupies dormaient encore ; la plaine était encore dans un demi-sommeil sous son rideau de brouillards légers ; çà et là, sur cet immense lac stagnant, les arbres se balançaient à la brise ; au fond, les collines violâtres se dégradaient en tons très tendres, fondues avec l’horizon cendré ; en face, c’était la mer, miroitant comme une bande d’acier, avec quelque voile obscure dans la pénombre ; et puis, sur le tout, une fraîche et diaphane sérénité de firmament où les étoiles pâlissaient une à une.

Les trois cloches immobiles, avec leurs ventres creux de bronze orné d’arabesques, attendaient que le bras de Biasce lançât leurs vibrations triomphales dans les souffles du matin.

Et Biasce prit les cordes. Au premier branle, la plus grosse cloche, la Louve, eut un frémissement profond ; sa large bouche se dilata, se resserra, se dilata encore ; une vague de sons métalliques, suivie d’une sorte de mugissement prolongé, déferla sur tous les toits, se propagea avec le vent par toute la plaine et par tout le rivage. Et les tintements se précipitaient, se précipitaient ; le bronze s’animait, ressemblait à un monstre fou de colère ou d’amour, oscillait épouvantablement à droite et à gauche, montrant sa gueule aux deux baies, jetant deux larges notes profondes reliées par un grondement continu, rompant tout à coup le rythme, accélérant le mouvement jusqu’à se fondre en un frisson d’harmonie cristalline, s’élargissant avec solennité dans l’espace. En bas, les flots des sons et les flots de la lumière croissante chassaient le sommeil des campagnes ; les brouillards montaient en fumée, se doraient, se dissolvaient doucement dans la clarté matinale ; les coteaux prenaient une couleur de cuivre. Et, soudain, c’était un autre timbre sonore : le carillon de la Strige, aigre, rauque, cassé, pareil à un aboi rageur contre le hurlement d’un fauve… Et puis, c’était le martèlement rapide de la Chanteuse, un martèlement gai, limpide, agile et mutin, pareil à une averse de grêle sur une coupole de cristal. Et c’étaient encore les échos lointains des autres campaniles réveillés ; le campanile de San Rocco, là-bas, ce campanile roussâtre, blotti entre les chênes ; le campanile de Santa Teresa, cet énorme pain de sucre ajouré ; le campanile de San Franco ; ce campanile du couvent… dix, quinze bouches métalliques qui déversaient sur les champs les variations joyeuses et saines de l’hymne dominical, dans un triomphe de lumière.

Biasce, ce tintamarre l’enivrait. Il fallait le voir, le gamin ossu et nerveux, avec sa grande cicatrice rougeâtre sur le front, démener les bras en haletant, s’accrocher aux cordes comme un singe, se faire enlever par la force irrésistible de sa chère Louve, grimper jusqu’à la logette pour donner les derniers branles à la Chanteuse dans le frémissement sourd des deux autres monstres domptés.

Là-haut, il était roi. Les lierres touffus escaladaient le vieux mur écaillé avec un élan de jeunesse ; ils s’entortillaient aux poutres de la toiture comme à des troncs vivants ; ils revêtaient les briques vermeilles d’une tenture de petites feuilles coriacées, luisantes, pareilles à des plaquettes d’émail ; ils pendaient par les larges auvents comme une pullulation de fins reptiles ; ils donnaient l’assaut aux tuiles égayées par les nids, des nids vieux et nouveaux tout gazouillants déjà d’hirondelles en amour. On l’appelait fou, le pauvre Biasce ; mais, là-haut, il était roi et poète. Lorsque le ciel serein se courbait sur la campagne fleurie, lorsque l’Adriatique brasillait d’yeux de soleil et de voiles orangées, lorsque les rues grouillaient de travail, il restait, lui, au faîte de son clocher comme un faucon sauvage, sans rien faire, l’oreille appliquée contre le flanc de la Louve, de la bête terrible et superbe qui un soir lui avait fendu le front ; et, de temps à autre, il la frappait avec le joint du doigt pour en écouter les longues et délicieuses vibrations. Auprès de lui, la Chanteuse reluisait comme un joyau dans sa robe d’arabesques et de chiffres, avec l’image de saint Antoine en relief ; plus loin, la Strige montrait son vieux ventre sillonné tout du long par une crevasse et ses lèvres ébréchées.

Quelles songeries sur ces trois cloches, quel vagabondage de rêves bizarres, quelles envolées lyriques de passion et de désirs ! Et comme elle était belle et gentille, l’image de Zolfina, émergeant sur cette mer d’ondes sonores dans les midis enflammés, ou s’évanouissant dans les crépuscules alors que la Louve prenait son ton de mélancolie lasse et ralentissait son carillon jusqu’à mourir de langueur.

Une après-midi d’avril, ils se rencontrèrent dans la prairie, derrière les noyers de la Monna, sous un ciel d’opale au zénith avec des taches violacées au couchant. Elle fredonnait en faucillant de l’herbe pour la vache pleine. L’odeur du printemps lui montait à la tête et lui donnait le vertige, telle la vapeur du vin doux en octobre. Quand elle se penchait, son cotillon lui frôlait parfois la chair nue, légèrement, comme d’une caresse ; et le plaisir lui faisait fermer les yeux à demi.

Biasce s’avançait en se dandinant, le béret en arrière et un bouquet d’œillets à l’oreille. Il n’était pas vilain garçon, Biasce ; il avait de grands yeux, noirs, pleins d’une tristesse sauvage, d’une sorte de nostalgie, des yeux qui rappelaient ceux des bêtes en captivité ; et puis, il avait dans la voix un charme, quelque chose de profond qui ne semblait pas humain ; il ne connaissait ni modulations, ni flexibilités, ni morbidesses ; là-haut, en compagnie de ses cloches, dans le grand air, dans la grande lumière, dans la grande solitude, le langage qu’il avait appris était plein de sonorités, de notes métalliques, d’âpretés imprévues, de profondeurs gutturales.

– Que faites-vous, Zolfina ?

– Je fais du foin pour la vache du père Michel ; voilà ce que je fais ! répondit la blonde fille qui, le sein palpitant, restait courbée pour ramasser son herbe.

– Ô Zolfina, cette bonne odeur, la sentez-vous ? J’étais au faite du campanile ; je regardais les barques que le vent grec pousse en mer ; et vous avez passé au bas, et vous chantiez…, vous chantiez Fleur d’herbette.

Il s’arrêta parce qu’il sentit sa gorge s’étrangler soudain. Et ils se turent tous les deux, ils se mirent à écouter le bruissement large des noyers et le murmure de la mer lointaine.

Biasce, tout pâle, finit par se pencher, lui aussi, sur l’herbe ; et, parmi cette voluptueuse fraîcheur végétale, ses mains avides cherchaient les mains de Zolfina devenue rouge comme braise.

– Voulez-vous que je vous aide ? dit-il brusquement.

Deux beaux grands lézards amoureux traversèrent le pré comme des flèches et disparurent dans les marrucas de la haie.

Biasce lui saisit le poignet.

– Laisse-moi ! murmura la pauvre fille d’une voix défaillante. Laisse-moi, Biasce !

Puis elle se serra contre lui, se laissa embrasser, lui rendit ses baisers ; et elle disait : « Non ! non ! » en lui tendant les lèvres, deux lèvres rouges et humides comme des baies de cornouiller.

Leur amour grandissait avec le foin ; et le foin montait, montait comme une vague ; et, au milieu de cette marée verte, Zolfina, droite, avec un foulard rouge noué aux tempes, avait l’air d’un splendide coquelicot luxuriant. Quelle allégresse de ritournelles sous les files basses des pommiers et des mûriers blancs, le long des buissons chargés de nèfles et de chèvrefeuille, dans les champs jaunes de choux en fleur, tandis que là-bas, à Sant’Antonio, la Chanteuse faisait des variations si gaies qu’on aurait dit une pie enamourée !

Mais, un matin que Biasce attendait à la Fontaine avec un beau bouquet de giroflées fraîchement cueillies, Zolfina ne vint pas. Elle s’était alitée, malade de la variole noire.

Pauvre Biasce ! Quand il l’apprit, il sentit son sang se glacer et chancela plus fort que la nuit où la Louve lui avait fendu le front. Et pourtant, il dut monter au campanile et se rompre les bras à tirer les cordes, lui qui avait le désespoir au cœur, dans le brouhaha du dimanche des Rameaux, dans une allégresse insultante de soleil, de branches d’olivier, de jolies étoffes, de nuages d’encens, de chansons et de prières, tandis que sa pauvre Zolfina souffrait Dieu sait quelles tortures, ô Vierge bénie, Dieu sait quelles tortures !

Il y eut des jours terribles. À la tombée des ténèbres, Biasce rôdait autour de la maison de la malade comme un chacal autour d’un cimetière ; il s’arrêtait par moments sous la fenêtre close, éclairée de l’intérieur, et, avec des yeux gonflés de larmes, il regardait les ombres passer sur les vitres en tendant l’oreille, en comprimant de la main sa poitrine que brisait la suffocation ; puis il continuait de tournoyer comme un fou, ou courait se réfugier dans la logette. Il y passait les longues heures de la nuit, près des cloches immobiles, terrassé par l’angoisse immense, plus blême qu’un cadavre. Sous lui, dans les rues inondées de lune et de silence, rien, pas âme qui vive ; devant lui, la mer triste et moutonnante qui se brisait avec une rumeur monotone sur les rivages déserts ; sur lui l’azur cruel.

Et là-bas, sous ce toit qu’on entrevoyait à peine, Zolfina était à l’agonie, étendue sur sa couche, muette, avec sur son visage noirâtre des coulées grumeleuses de matières purulentes, muette toujours, tandis que la bougie pâlissait dans la blancheur crépusculaire et que le chuchotement des prières éclatait en une explosion de sanglots. Deux ou trois fois elle souleva sa tête blonde, péniblement, comme si elle eût voulu parler ; mais les mots lui restaient dans la gorge, mais l’air lui manquait, mais la lumière l’abandonnait. Elle remua les lèvres avec des râlements étouffés, comme un agneau qu’on égorge, puis se glaça.

Biasce alla la voir, sa pauvre morte. Hébété, les yeux vitreux, il regarda le cercueil tout embaumé de fleurs fraîches sous lesquelles s’allongeait cette pourriture de jeunes chairs, cette corruption d’humeurs déjà décomposées sous la neige du lin. Il regarda un instant, mêlé dans la foule ; puis il sortit, revint au gîte, monta l’échelle de bois jusqu’à moitié, prit la corde de la Chanteuse, fit un nœud coulant, y passa son cou, se laissa pendre dans le vide.

Les soubresauts du pendu firent que, à travers le silence du Vendredi-Saint, la Chanteuse lança dans un éclair de lumière cinq ou six carillons inattendus, argentins, joyeux ; et un vol d’hirondelles jaillit du toit dans le soleil.

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