III

Le lendemain matin, Gustave redescendait lentement par l’avenue en compagnie de Famulus, le grand chien de neige, qui le suivait avec ce balancement de danse si souple et si élégant qu’ont les lévriers. C’était une de ces matinées virginales du printemps renaissant, où la campagne qui s’éveille a comme une indolence de convalescente. Quelque chose de laiteux, une clarté très claire circulait dans la verdure sous les arbres ; et, sur la masse feuillue, le soleil mettait un rayonnement blond et rose, un frémissement imperceptible. La vieille terre des Abruzzes s’attendrissait.

Là-bas, au bout de l’avenue, sur le vert profond des orangers, Gustave apercevait une tache blanche semblable à celles que font les statues dans les parcs. Il braqua les yeux : et au même moment le chien, comme s’il eut flairé une proie, le quitta d’un bond avec des élans prodigieux d’antilope en course.

– Famulus ! Ici, Famulus !

C’était la voix de Françoise à travers le bosquet. Droite, elle attendait que le lévrier la rejoignît, en faisant claquer les doigts, en jetant dans la brise ce vibrant appel. Gustave arriva près d’elle lorsque, déjà penchée vers le chien, elle en serrait le museau effilé entre ses mains caressantes : toute belle dans sa robe du matin dont les plis opulents laissaient deviner la vivante souplesse de son corps, avec les cheveux de la nuque ramenés et noués au sommet de la tête comme dans certains portraits du temps de l’Empire, ainsi courbée vers l’animal qui, couché sur le dos, agitait ses pattes minces et nerveuses en lui montrant son maigre ventre couleur de chair.

– Bonjour, madame.

– Bonjour, Gustave, répondit-elle en se redressant d’un mouvement vif.

Elle avait une légère rougeur au visage, parce qu’elle s’était penchée. Et, tandis qu’elle lui tendait la main, elle le regarda curieusement de ses yeux mi-clos ; car, au sortir du lit, elle avait retrouvé sa belle sérénité habituelle. Puis, changeant par plaisanterie l’intonation de sa voix :

– D’où venez-vous, monsieur ? reprit-elle.

Gustave comprit et sourit. Par une timidité d’enfant craintif il l’avait saluée sans l’appeler par son nom. Et il le regrettait maintenant ; et il voulait parler avec assurance, dire beaucoup de choses.

– Je viens de loin, Françoise. Je suis sorti à l’aube : j’ai emmené Famulus avec moi. L’air piquait. Nous avons pris par les champs, nous avons traversé le bois de pins… Le bois est tout fleuri de violettes, et le parfum de la résine s’y mêle au parfum des fleurs… Si vous sentiez ! Nous y viendrons à cheval un de ces jours, quand il vous plaira… Nous avons aussi passé par la ferme, sous les collines ; la prairie est toute baignée de rosée. De toutes parts, des lapins s’échappaient ; Famulus en a attrapé un par le cou, mais je le lui ai fait lâcher. Après un long tour, nous avons regagné l’avenue. Famulus vous a découverte de loin et a couru au-devant de vous pour vous lécher les mains. Vous lui donnez trop de sucre, à ce vieux gourmand ; vous le gâterez, Françoise…

Il parla encore, parce que Françoise l’écoutait. Tout à coup, Ève apparut en criant d’un air épouvanté :

– Viens vite, maman ! Grand’mère va mal !

Ils accoururent ensemble. Ils trouvèrent Donna Clara sur son lit, en proie à une de ces crises algides qui la faisaient trembler toute et qui lui secouaient ses pauvres os. Elle ne pouvait parler ; une pâleur presque livide lui couvrait la face ; son menton battait rapidement ; ses yeux semblaient perdus dans les orbites sous la paupière à demi fermée. Il n’y avait rien à faire pour la secourir : il fallait attendre que cela passât. Gustave lui tenait sa main chaude sur le front glacé, avec une expression de crainte et de tendresse, suspendu à ce pauvre visage blêmi, mettant sur ce visage, la chaleur de son haleine ; et, de temps à autre, il l’appelait tout bas en rapprochant sa bouche des oreilles de la malade. Elle devait entendre ; car, dans le globe jaunâtre de ses yeux, l’iris réapparaissait alors vers les angles, et, sur ses lèvres, un vain effort pour sourire luttait contre le battement convulsif. Le soleil n’entrait pas encore dans la chambre ; un flamboiement d’or se brisait sur les vitres closes. Peu à peu, chez la malade, le frisson s’apaisait, et elle ouvrit deux ou trois fois la bouche pour aspirer l’air, faiblement. À mesure que la chaleur la pénétrait, la pâleur se faisait plus douce sur son visage. Elle tourna les yeux vers les personnes qui étaient à son chevet ; elle réussit enfin à sourire en abaissant les paupières, sans parler. Une lassitude immense envahissait tout son être ; et, dans cette prostration, elle conservait encore la sensation du froid grelottant qui l’avait transie ; tandis que, à l’aspect de la croissante allégresse de cette matinée printanière, un amer regret, le regret de choses irrémédiables, sanglotait en elle. C’était fini ; elle était vieille, elle devait donc mourir. Et la lassitude devenait plus envahissante : un égarement des sens, une tiédeur lourde la gagnaient de la tête aux pieds.

– Elle s’assoupit, chuchota Françoise.

– Non, elle s’évanouit ! dit Gustave, tout pâle ; car il avait senti les coups de la vie faiblir aux poignets de sa mère.

– Courez, Gustave. En haut, dans ma chambre, près du lit, vous trouverez une fiole de cristal. Apportez-la-moi.

Il alla ; il monta l’escalier en courant et entra dans la chambre. Malgré l’émoi filial, une vive impression d’odeur et de fraîcheur le frappa au visage et le fit tressaillir : une impression de lumière rosée, de grand poudroiement rosé où nageaient encore les exhalaisons tièdes du bain, où vivait encore ce parfum naturel de la peau féminine qui trouble les plus chastes. Il chercha la fiole près du lit, mais il la chercha sans regarder : sur le lit, les couvertures rejetées laissaient voir le drap très blanc où restaient les empreintes du corps qui s’y était couché. Et de là émanait l’odeur de Françoise, son odeur habituelle.

En cherchant, il mit les mains sur quelque chose de moelleux. C’était peut-être une chemise enroulée, un linge qu’elle devait avoir porté déjà. Ses mains en gardèrent peut-être l’odeur.

Il trouva la fiole, sortit, redescendit en courant.

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