IV

… Midi à peine sonné. La veille au soir, ils avaient décidé enfin d’aller à cheval jusqu’au bois de pins. Cette après-midi de mars mourant était délicieuse.

Ils prirent la grande route. Ils chevauchaient côte à côte, au trot de chasse, d’abord sans rien dire. Gustave retenait son bai un peu en arrière, pour regarder la silhouette mince et droite de Françoise qui, serrée dans son amazone noire, avec la masse de ses cheveux châtains ramassée sous un chapeau élégant, maintenait son alezan à cette allure légère par une ferme étreinte de sa main gantée. Elle était tout attentive au plaisir de sentir le vent sur sa face, de sentir la bête frapper d’un pied nerveux le sol élastique et sonore. Lorsqu’une boucle de cheveux lui agaçait les yeux, elle la renvoyait sur les tempes d’un mouvement vif de la tête. De son stick, elle donna un coup sur la haie qui bordait la route, en pliant la taille de côté ; et un vol d’oiseaux s’enleva bruyamment dans l’azur, dans cet azur imprégné de la même douceur diffuse qui, après l’orage, rit entre les nuées sur la campagne stupéfaite. En ce moment, on sentait dans la campagne comme l’influence pacifique de la Déesse des Neiges, de cette figure lointaine qui était la ligne la plus grandiose du paysage environnant. Il y avait dans les champs des laboureurs épars.

– À droite, Françoise ! avertit Gustave en poussant son cheval en avant.

À leur rencontre venaient deux paires de bœufs sous le joug, avec des houppes rouges au harnais, dételés tout à l’heure sans doute et conduits par une sorte de vieux faune qui tenait les cordes en main.

L’alezan rompit le trot et se mit à galoper sur place. Françoise serrait les rênes, penchée dans une attitude hardie pour regarder les jambes fines de l’animal en ce jeu plein de grâce. Gustave, émerveillé, lui disait que son alezan saurait galoper sur un louis d’or. Alors une envie de course aventureuse vint à Françoise, et ses narines roses se dilatèrent à la senteur de la brise.

D’une voix brève et chaude, elle excita gaiement sa monture.

– Hop ! hop ! hop ! hurrah !

Les chevaux s’enlevèrent d’un même élan avec une fringante animation qui croissait. Les belles et jeunes bêtes avaient aussi flairé le printemps.

– Hop !

L’écuyère s’animait à son tour ; la brise fraîche, presque froide, mettait une rougeur sur son visage, mettait une crispation sur ses lèvres qui laissaient entrevoir les dents et un peu de la gencive supérieure. Elle avait une de ces heureuses oubliances qu’ont les personnes saines lorsqu’un exercice de force et d’agilité les réjouit et les agite de vives sensations. Et, comme la joie engendre une disposition naturelle à la bonté expansive, elle se sentait maintenant attirée vers Gustave qui galopait près d’elle, et elle sentait que cette effusion de bien-être créait entre eux un lien.

– Hop !

Ils ne se regardaient pas, mais ils éprouvaient le profond enchantement qu’on éprouve quand on se regarde dans les prunelles. La route tournait en faisant un coude : à leur passage, un petit pont jeté sur un canal résonna ; dans le fond, la tache noire des sapins mettait sur le ciel la même ondulation montante qu’ont les dos d’une troupe de bétail en marche, par exemple d’un troupeau de brebis.

– Les pins ! cria Gustave le premier, en tendant son stick dans la direction du bois.

La brise apportait un parfum de résine. Et le cavalier, se courbant un peu vers sa compagne, dit :

– Aspirez, Françoise. Cette odeur fait du bien.

Il prononça ces simples mots avec un accent indescriptible, comme il aurait prononcé le début impétueux d’une ode érotique. La fête de sa jeunesse éclatait en jets de lumière : il ne la réprimait plus, il ne voulait plus la réprimer. Est-il une plus douce forme du bonheur que de chevaucher au flanc de l’aimée, à travers le printemps qui renaît, vers un but d’amour ? Ces insurrections de liberté sauvage qu’ont dans le sang les hommes habitués à vivre hors de la communauté légale des autres hommes lui faisaient maintenant oublier son frère. La femme de son frère était belle, et il voulait la conquérir.

– Hop !

Le bois de pins approchait. Dans la forêt des troncs élancés, le soleil pénétrait par coulées magnifiques ; et c’était, à travers la clarté, des fuites lointaines de portiques fabuleux. Ils entrèrent au pas et laissèrent pendre les rênes sur le cou de leurs chevaux qui s’ébrouaient avec bruit, secouaient la tête ou rapprochaient les mors comme pour se faire des confidences. Des vols d’oiseaux effrayés s’enlevaient devant eux. Sur leurs têtes s’ouvraient de rares trouées de ciel où, dans le vert, l’azur se changeait en un violet suave.

Ils exploraient le bois. Dans le labyrinthe des troncs serrés, les chevaux ne pouvaient pas marcher de front. Françoise allait devant, un peu lassée par la course, en caressant de sa main ouverte le cou fumant de l’alezan. Gustave venait derrière, silencieux. Il montait des buissons un parfum aigu de fleurs qu’on ne voyait pas, un parfum qui les troublait et leur donnait des désirs. Ils étaient dans une de ces étroites clairières, presque toujours en forme de cercle, où l’on peut boire le charme de la forêt comme un vin âpre dans une coupe rustique.

– Gustave, regardez cette fleur ! s’écria Françoise en la désignant du doigt. Si vous voulez me tenir mon stick, je la cueillerai moi-même.

Elle tendit le stick, se plia, se pencha agilement du haut de la selle, tandis que son alezan frappait le sol de sa jambe arquée.

– Ceci, dit-elle, est une chose qui ne manque jamais de survenir dans toutes les chevauchées à deux, romanesques ou réelles. Mettons-y donc de l’élégance !

La fleur était une petite fleur rouge, d’un parfum subtil.

– Sentez-la, Gustave.

Et elle la lui approcha des narines.

Une tentation… Gustave lui effleura les doigts de sa bouche ardente, tout tremblant. Elle ne dit rien ; mais son visage s’altéra un peu, et elle poussa en avant son cheval.

– Écoutez, Françoise ! Une minute ! cria le jeune homme derrière elle en poussant aussi sa monture.

Et ce fut comme une poursuite à travers la périlleuse épaisseur des arbres, un galopement sonore sur les pommes de pin sèches entre les buissons. Un des bras de Françoise heurta un tronc, d’un coup sec.

– Arrêtez ! Arrêtez ! Vous vous faites mal !

Elle était arrivée dans un fourré où son cheval refusait d’avancer. Les grands pins se dressaient, sveltes et inflexibles, sous la nef du bois. Tout autour, dans l’illumination verte, des arbres, des arbres, des arbres.

– Arrête-toi !

Et ils se trouvèrent tous deux face à face, pâlis, hésitants, tandis que leurs chevaux piaffaient, agacés par le mors.

– Vous vous êtes heurté le bras. Souffrez-vous ? demanda Gustave d’une voix rauque et douce.

Il contraignit son cheval à se rapprocher, prit légèrement le bras de Françoise, déboutonna le poignet de la manche. Françoise laissait faire, regardait. La manche de l’amazone était si étroite ! Entre le gant et le drap noir se découvrit un poignet rond, neigeux, rayé de veines comme la tempe d’un enfant. Gustave serrait ce poignet d’une main et, de l’autre main, il essayait de remonter la manche. Son cheval secouait les rênes qu’il lui avait laissées sur le cou.

– Voici !

Près du coude, le bras avait une tache rouge qui commençait à bleuir, une méchante petite meurtrissure dans la finesse de la peau veloutée et duvetée. Gustave voulait baiser la tache. Mais Françoise, rapidement, très belle en ce geste rapide, offrit sa bouche au frère de l’absent, tandis que les chevaux piaffaient, agacés.

Ils revinrent sur leurs pas pour sortir de la forêt. Le crépuscule incendiait le sous-bois, où les dernières lueurs venaient mourir parmi les colonnades des sylvestres portiques. Et plus loin, dans le pré humide, le trot des chevaux effraya les lapins blancs et gris, qui s’enfuirent la queue dressée et disparurent au milieu de l’herbe nouvelle.

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