VII

Dès lors, ils se laissèrent envelopper et entraîner : Françoise à cause de sa condescendance et de l’oublieuse frivolité de son caractère, Gustave à cause de son aveugle appétit d’amour. Et, comme l’amour surmonte et terrasse tout autre sentiment humain, ils abandonnaient maintenant la pauvre malade.

Ce qu’ils faisaient était coupable, et ils le faisaient naturellement. Dehors, la belle saison les alléchait, le grand air les réjouissait, la vitalité débordante de la terre végétale les pénétrait de toutes parts. À la maison, l’effort d’attention pour assourdir la moindre parole, pour étouffer le moindre bruit, les dégoûtait et les irritait. Ils sortaient, s’oubliaient, restaient absents pendant des heures ; ils préféraient les sites écartés, les retraites abritées par les arbres, les sentiers perdus au milieu des plantations. Gustave apportait aux rendez-vous la fougue de sa passion, toutes les impétuosités de sa nature presque vierge ; Françoise y apportait sa belle mobilité d’attitudes, les petites cruautés de son calme, le raffinement aristocratique de la sensation. Par instinct, ils se dérobaient à toutes les choses et à toutes les occurrences qui auraient pu les conduire à faire un retour de conscience sur eux-mêmes. Au moment de sortir, l’un d’eux disait presque toujours à l’autre, en manière de justification :

– Elle paraît aller mieux, n’est-ce pas ? Elle n’a pas poussé une seule plainte.

Et ils partaient.

Mais Donna Clara, dans sa chambre nue, en face de la splendeur que les croisées mi-closes versaient sur le plancher, avait au cœur une grande désolation sombre qui la tuait : elle se sentait finir. D’abord, elle n’avait rien soupçonné ; elle attendait dans son lit, sur le dos, pendant des heures, de longues heures, en proie à son mal, les yeux troubles et déjà vides de regard, les extrémités glacées, comme si la mort eût déjà commencé pour elle en cette agonie lente et sans sursauts. Par instants, elle avait dans les mains un tâtonnement inquiet et incertain, une vaine contraction de doigts qui cherchent à prendre. Alors elle voulait boire ; elle demandait une tasse de tisane pour s’ôter la sécheresse de la gorge. De temps à autre, Suzanne venait se montrer sur la porte ; elle s’approchait, elle portait la tasse à la bouche de la malade en lui soutenant la nuque d’une main.

– Où sont-ils ?…

– Eh ! madame, est-ce qu’on peut savoir ?

Donna Clara tressaillait. Suzanne avait prononcé ces mots avec un accent ambigu ; puis, d’un geste discret et presque furtif, elle s’était signée… « Où allaient-ils ? Que faisaient-ils si longtemps dehors ? Oh ! c’était donc pour cette chose !… » Une lumière subite l’éclaira ; et, avec le soupçon qui grandissait formidable, une colère violente la saisit brusquement. « Oh ! c’était donc pour cette chose ! Oh ! les infâmes, les infâmes ! »

En ce moment, Ève entrait de son pas léger, portant une botte de fleurs dans ses bras nus jusqu’aux coudes. Elle vint près du lit, souriante, avec sa grâce de chevrette agile. Mais, lorsqu’elle se sentit saisir la tête par les mains moites et brûlantes de la vieille femme ; lorsqu’elle sentit sur ses cheveux, sur son cou, sur ses joues, une pluie de gouttes chaudes, une pluie de larmes ; lorsque, parmi les larmes, elle sentit que cette bouche sèche, à l’haleine mauvaise de malade, lui cherchait le front ; lorsqu’elle entendit le nom de son père entrecoupé par des sanglots déchirants ; elle s’effraya, elle essaya de se dégager, de prendre les mains qui la tenaient, de regarder la pauvre vieille au visage. Et elle criait en suffoquant :

– Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ?

Share on Twitter Share on Facebook