VI

En ce moment, la lune se levait avec lenteur d’entre les arbres, pareille à un grand fruit rose argenté ; et ses rayons sur les vitres de la fenêtre combattaient victorieusement la faible clarté que l’abat-jour vert envoyait de l’intérieur.

Donna Clara avait refermé les yeux. Après quelques minutes, comme Gustave et Françoise restaient debout sans parler, elle leur dit d’une voix faible :

– Vous devez être fatigués… Envoyez-moi Suzanne. Allez vous mettre à table.

Ils quittèrent la chambre, contents comme des enfants libérés d’une punition. Ils se regardaient dans les prunelles, en souriant.

– Oh ! mère, des oranges ! cria Ève en accourant au devant de Françoise et en lui étreignant les genoux dans un élan de joie, avec une orange serrée dans chaque main.

Et, agile comme un jeune chat, elle lui grimpa jusqu’à la taille, lui jeta les bras autour du cou, lui mit sur le visage une haleine embaumée par le suc des fruits.

– Veux-tu des oranges ?

Ils allèrent ainsi dans la chambre rouge et se mirent à table. Ève emplit le repas de ses exclamations, de ses grâces menues de fillette gourmande. Dans son inconscience, elle se faisait leur complice.

– Oh ! mère, pèle-moi l’orange.

La mère, pour ouvrir le fruit, enfonça dans l’écorce parfumée ses ongles fins et roses. Ses doigts se mouillaient du jus exprimé, et il lui restait aux ongles une légère coloration d’or. Ève regardait, avec une voracité de rongeur famélique. Quand le fruit fut pelé, elle fit à sa mère et à Gustave le sacrifice d’un quartier.

– La moitié pour chacun, dit-elle gravement. Mords, maman.

Françoise coupa la moitié du quartier avec les dents, souriante.

– Et toi, prends le reste.

Gustave prit l’autre moitié entre ses lèvres. Il eut une sensation délicieuse.

Dans la salle à manger, il y avait cette tiédeur qui émane de l’évaporation des mets chauds, cette tiédeur qui, après le repas, met dans le sang une paresse et une béatitude inerte. Une lumière paisible descendait du globe de la lampe suspendue.

Gustave se leva et alla vers la fenêtre pour ouvrir. Comme il n’avait presque rien mangé, sa sentimentalité de nouvel amant s’émut de la blanche clarté lunaire.

– Quelle lune merveilleuse ! s’écria-t-il.

Françoise eut un mouvement d’ennui : l’entrée de l’air froid troublait cette douce chaleur qui lui donnait un bien-être, secouait la nonchalance pleine de fantaisies errantes et de désirs mal définis où elle commençait à se bercer.

– Par charité, fermez, Gustave !

– Venez voir une seconde.

Elle se leva à regret ; elle s’accouda sur l’appui en frissonnant ; elle se ramassa toute, cacha ses mains dans les larges manches de sa robe, et, instinctivement, se rapprocha de Gustave.

Devant eux, dans l’immensité de la nuit, c’était comme une lente tombée de silence et de lumière qui, submergeant toutes choses, évoquait la vision indistincte d’un de ces fonds sous-marins où, parmi les grandes fleurs animales, s’agite un grouillement plein d’horreur. Les hautes montagnes couvertes de neige semblaient s’être rapprochées, avoir envahi la plaine ; on pouvait descendre par le regard dans toutes les gorges d’ombre, gravir toutes les cimes lumineuses. Elles paraissaient être les énormes vertèbres d’une terre dont le soleil se serait éteint depuis des siècles : elles donnaient l’image d’un pays sélénien vu à travers un télescope.

Ils regardaient, sans paroles. La majesté de ce spectacle naturel les dominait pour un instant. Ils se tenaient très rapprochés, se touchant avec les coudes, se touchant avec les genoux.

Derrière eux, Ève s’amusait à découper sur la table les écorces d’orange restées dans les assiettes, avec un babil déjà las, en attendant que le sommeil lui fermât les yeux.

Gustave glissa doucement les doigts dans la manche de Françoise et lui prit sous l’étoffe le poignet nu.

– Laissez, Gustave, laissez ! dit-elle.

Et comme elle se tournait en arrière, effrayée à cause d’Ève, ce mouvement fit qu’elle lui effleura le cou de son haleine.

Il n’entendait pas ; sous sa peau rafraîchie par l’air nocturne, il sentait monter à son visage tout le sang de son cœur, une flamme.

Il lui avait pris les deux mains ; il se penchait pour les couvrir de baisers.

– Non, Gustave ! Pas ici…

Il n’entendait pas, Françoise dégagea une main de l’étreinte : pour le repousser, elle lui plongea cette main dans les cheveux, lui releva la tête. Ensuite elle s’éloigna, revint vers la table. Elle tremblait toute.

– Quel froid ! dit-elle. Fermez.

Gustave tendit son front à l’air, resta quelques instants la poitrine inclinée dans la nuit. Il voulait apaiser ainsi son tumulte et son embrasement. Puis il ferma. Lorsqu’il se retourna, il était pâle, avec quelque chose de convulsé dans la bouche.

Françoise s’était réfugiée auprès d’Ève.

La fillette, vaincue par le sommeil avait penché le front sur la table, sur la nappe lumineuse. Elle était rose, toute rose, avec un vague sourire répandu sur le visage ; ses paupières closes étaient si diaphanes qu’elles laissaient presque transparaître le regard ; sa bouche ouverte, corolle immobile, était presque sans haleine.

– Elle dort, chuchota la mère en faisant signe à Gustave de marcher sans bruit.

– Je vais la monter dans la chambre, répondit Gustave tout bas.

En cette réponse, Françoise flaira l’embûche ; et elle sourit, avec un imperceptible plissement d’ironie dans la lèvre inférieure. Mais Gustave s’était rapproché ; avec précaution, il avait enlevé sur ses bras le petit corps inerte d’Ève. Et ils montaient l’escalier, Françoise devant, Gustave derrière. La tête de la fillette pendait sur le côté, en découvrant la gorge délicate et en laissant pleuvoir les cheveux.

Une lampe brûlait dans la chambre au milieu de la voûte, avec une clarté presque lunaire. Le linge, les vêtements, tous les angles exhalaient des parfums flottants.

– Posez-la sur ce lit, ici.

Gustave installa la fillette. Déjà les bras lui tremblaient ; il sentait le parfum qui naguère l’avait fait tressaillir. Françoise se tenait penchée sur sa fille et la regardait dormir, en attendant que Gustave parlât.

Il ne parla point ; il la saisit dans ses bras à l’improviste, lui mit la bouche sur la nuque à l’endroit où étaient deux ou trois petits frisons blancs de poudre. Il avait dans les yeux cet éclat sombre, il avait sur la face cette sombre ardeur que Françoise reconnaissait. Mais Françoise ne voulait point de cela ; les violences la choquaient.

– Non, non, Gustave. Allez-vous-en, dit-elle, sérieuse, en se rajustant les cheveux sur la nuque. Soyez sage.

Alors toute la tempête qu’il avait dans le cœur fit explosion. « Il l’aimait, il l’aimait ! Il se sentait devenir fou ! Qu’elle lui permît au moins de rester là une heure, agenouillé sur le tapis, dans cette chambre, dans ce parfum ! Il ne demandait rien de plus. Qu’elle eût cette bonté ! »

– Non ; allez-vous-en. Ève s’éveillerait.

Il insistait. « Ève était dans son premier sommeil ; elle ne pouvait pas s’éveiller. Il resterait là sans bouger. Qu’elle lui permit seulement de rester… encore un peu, encore un peu ! »

Il s’était rapproché, lui avait pris les poignets, la suppliait du regard, voulait la subjuguer lentement. Et Françoise sentait qu’elle céderait, parce qu’une vague douceur et une vague lassitude commençaient à la pénétrer.

Deux ou trois fois, prise d’inquiétude parce que Gustave l’avait saisie à la taille et l’attirait vers lui, elle promena les yeux autour d’elle. Une suprême révolte lui rendit des forces contre la langueur.

– Mais savez-vous bien, Gustave, que ce que nous faisons là est horrible ?

Gustave l’étreignit, lui chercha la bouche. « Il l’aimait ! Il l’aimait ! »

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