CCIII NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman, comme il est aisé de le juger, fut dans une affliction extrême de se voir contraint de rester encore dans un pays où il n’avait et ne voulait avoir aucune habitude, et d’attendre une autre année pour réparer l’occasion qu’il venait de perdre. Ce qui le désolait davantage, c’est qu’il s’était dessaisi du talisman de la princesse Badoure et qu’il le tint pour perdu. Il n’eut pas d’autre parti à prendre, cependant, que de retourner au jardin d’où il était sorti, de le prendre à louage du propriétaire à qui il appartenait, et de continuer de le cultiver, en déplorant son malheur et sa mauvaise fortune. Comme il ne pouvait supporter la fatigue de le cultiver seul, il prit un garçon à gage, et afin de ne pas perdre l’autre partie du trésor qui lui revenait par la mort du jardinier, qui était mort sans héritier, il mit la poudre d’or dans cinquante autres pots, qu’il acheva de remplir d’olives, pour les embarquer avec lui dans le temps.

Pendant que le prince Camaralzaman recommençait une nouvelle année de peine, de douleur et d’impatience, le vaisseau continuait sa navigation avec un vent très-favorable, et il arriva heureusement à la capitale de l’île d’Ébène.

Comme le palais était sur le bord de la mer, le nouveau roi, ou plutôt la princesse Badoure, qui aperçut le vaisseau dans le temps qu’il allait entrer au port avec toutes ses bannières, demanda quel vaisseau c’était, et on lui dit qu’il venait tous les ans de la ville des idolâtres dans la mêmesaison, et qu’ordinairement il était chargé de riches marchandises.

La princesse, toujours occupée du souvenir de Camaralzaman au milieu de l’éclat qui l’environnait, s’imagina que Camaralzaman pouvait y être embarqué, et la pensée lui vint de le prévenir, et d’aller au-devant de lui, non pas pour se faire connaître (car elle se doutait bien qu’il ne la connaîtrait pas), mais pour le remarquer, et prendre les mesures qu’elle jugerait à propos pour leur reconnaissance mutuelle. Sous prétexte de s’informer elle-même des marchandises, et même de voir la première, et de choisir les plus précieuses qui lui conviendraient, elle commanda qu’on lui amenât un cheval. Elle se rendit au port accompagnée de plusieurs officiers qui se trouvèrent près d’elle, et elle y arriva dans le temps que le capitaine venait de se débarquer. Elle le fit venir, et voulut savoir de lui d’où il venait, combien il y avait de temps qu’il était parti, quelles bonnes ou mauvaises rencontres il avait faites dans sa navigation, s’il n’amenait pas quelque étranger de distinction, et surtout de quoi son vaisseau était chargé.

Le capitaine satisfit à toutes ses demandes, et quant aux passagers, il assura qu’il n’y avait que des marchands qui avaient coutume de venir, et qu’ils apportaient des étoffes très riches de différents pays, des toiles des plus fines, peintes et non peintes, des pierreries, du musc, de l’ambre gris, du camphre, de la civette, des épiceries, des drogues pour la médecine, des olives, et plusieurs autres choses.

La princesse Badoure aimait les olives passionnément. Dès qu’elle en eut entendu parler : « Je retiens tout ce que vous en avez, dit-elle au capitaine ; faites-les débarquer incessamment, que j’en fasse le marché. Pour ce qui est des autres marchandises, vous avertirez les marchands de m’apporter ce qu’ils ont de plus beau avant de le faire voir à personne.

« – Sire, reprit le capitaine, qui la prenait pour le roi de l’île d’Ébène, comme elle l’était en effet sous l’habit qu’elle en portait, il y en a cinquante pots fort grands, mais ils appartiennent à un marchand qui est demeuré à terre. Je l’avais averti moi-même, et je l’attendis longtemps. Comme je vis qu’il ne venait pas, et que son retardement m’empêchait de profiter du bon vent, je perdis la patience, et je mis à la voile. – Ne laissez pas de les faire débarquer, dit la princesse ; cela ne nous empêchera pas de faire le marché. »

Le capitaine envoya sa chaloupe au vaisseau, et elle revint bientôt chargée des pots d’olives. La princesse demanda combien les cinquante pots pouvaient valoir dans l’île d’Ébène. « Sire, répondit le capitaine, le marchand est fort pauvre ; Votre Majesté ne lui fera pas une grâce considérable quand elle lui en donnera mille pièces d’argent.

« – Afin qu’il soit content, reprit la princesse, et en considération de ce que vous me dites de sa pauvreté, on vous en comptera mille pièces d’or, que vous aurez soin de lui donner. » Elle donna l’ordre pour le paiement, et après qu’elle eut fait emporter les pots en sa présence, elle retourna au palais.

Comme la nuit approchait, la princesse Badoure se retira d’abord dans le palais intérieur, alla à l’appartement de la princesse Haïatalnefous, et se fit apporter les cinquante pots d’olives. Elle en ouvrit un pour lui en faire goûter, et pour en goûter elle-même, et le versa dans un plat. Son étonnement fut des plus grands quand elle vit les olives mêlées avec de la poudre d’or : « Quelle aventure ! quelle merveille ! » s’écria-t-elle. Elle fit ouvrir et vider les autres pots en sa présence, par les femmes d’Haïatalnefous, et son admiration augmenta à mesure qu’elle vit que les olives de chaque pot étaient mêlées avec la poudre d’or. Mais quand on vint à vider celui où Camaralzaman avait mis son talisman, et qu’elle eut aperçu le talisman, elle en fut si fort surprise qu’elle s’évanouit.

La princesse Haïatalnefous et ses femmes secoururent la princesse Badoure, et la firent revenir à force de lui jeter de l’eau sur le visage. Lorsqu’elle eut repris tous ses sens, elle prit le talisman et le baisa à plusieurs reprises. Mais comme elle ne voulait rien dire devant les femmes de la princesse, qui ignoraient son déguisement, et qu’il était temps de se coucher, elle les congédia. « Princesse, dit-elle à Haïatalnefous dès qu’elles furent seules, après ce que je vous ai raconté de mon histoire, vous aurez bien connu sans doute que c’est à la vue de ce talisman que je me suis évanouie. C’est le mien et celui qui nous a arrachés l’un de l’autre, le prince Camaralzaman, mon cher mari, et moi. Il a été la cause d’une séparation bien douloureuse pour l’un et pour l’autre ; il va être, comme j’en suis persuadée, celle de notre réunion prochaine. »

Le lendemain, dès qu’il fut jour, la princesse Badoure envoya appeler le capitaine du vaisseau. Quand il fut venu : « Éclaircissez-moi davantage, lui dit-elle, touchant le marchand à qui appartenaient les olives que j’achetai hier. Vous me disiez, ce me semble, que vous l’aviez laissé à terre dans la ville des Idolâtres : pouvez-vous me dire ce qu’il y faisait ?

« – Sire, répondit le capitaine, je puis assurer Votre Majesté comme d’une chose que je sais par moi-même. J’étais convenu de son embarquement avec un jardinier extrêmement âgé, qui me dit que je le trouverais à son jardin, dont il m’enseigna l’endroit, où il travaillait sous lui ; c’est ce qui m’a obligé de dire à Votre Majesté qu’il était pauvre ; j’ai été le chercher et l’avertir moi-même dans ce jardin de venir s’embarquer, et je lui ai parlé.

« – Si cela est ainsi, reprit la princesse Badoure, il faut que vous remettiez à la voile dès aujourd’hui, que vous retourniez à la ville des idolâtres, et que vous m’ameniez ici ce garçon jardinier, qui est mon débiteur, sinon je vous déclare que je confisquerai, non-seulement les marchandises qui vous appartiennent et celles des marchands qui sont venus sur votre bord, mais même que votre vie et celle des marchands m’enrépondront. Dès à présent on va, par mon ordre, apposer le sceau auxmagasins où elles sont, qui ne sera levé que quand vous m’aurez livrél’homme que je vous demande : c’est ce que j’avais à vous dire ; allez, et faites ce que je vous commande. »

Le capitaine n’eut rien à répliquer à ce commandement, dont l’exécution devait être d’un très-grand dommage à ses affaires et à celles des marchands. Il le leur signifia, et ils ne s’empressèrent pas moins que lui à faire embarquer incessamment les provisions de vivres et d’eau dont il avait besoin pour le voyage. Cela s’exécuta avec tant de diligence qu’il mît à la voile le même jour.

Le vaisseau eut une navigation très-heureuse, et le capitaine prit si bien ses mesures, qu’il arriva de nuit devant la ville des idolâtres. Quand il s’en fut approché aussi près qu’il le jugea à propos, il ne fit pas jeter l’ancre ; mais pendant que le vaisseau était en panne, il se débarqua dans sa chaloupe et alla descendre en terre, en un endroit un peu éloigné du port, d’où il se rendit au jardin de Camaralzaman avec six matelots des plus résolus.

Camaralzaman ne dormait pas alors ; sa séparation d’avec la belle princesse de la Chine, sa femme, l’affligeait à son ordinaire, et il détestait le moment où il s’était laissé tenter par la curiosité, non pas de manier, mais même de toucher sa ceinture. Il passait ainsi les moments consacrés au repos, lorsqu’il entendit frapper à la porte du jardin. Il y alla promptement à demi habillé, et il n’eut pas plutôt ouvert que, sans lui dire mot, le capitaine et les matelots se saisirent de lui, le conduisirent à la chaloupe par force, et le menèrent au vaisseau, qui remit à lavoile dès qu’il y fut embarqué.

Camaralzaman, qui avait gardé le silence jusqu’alors, de même que le capitaine et les matelots, demanda au capitaine qu’il avait reconnu, quel sujet il avait de l’enlever avec tant de violence. « N’êtes-vous pas débiteur du roi de l’île d’Ébène ? lui demanda le capitaine à son tour. – Moi débiteur du roi de l’île d’Ébène ! reprit Camaralzaman avec étonnement : je ne le connais pas, jamais je n’ai eu affaire avec lui, et jamais je n’ai mis le pied dans son royaume. – C’est ce que vous devez savoir mieux que moi, repartit le capitaine ; vous lui parlerez vous-même ; demeurez ici cependant, et prenez patience. »

Scheherazade fut obligée de mettre fin à son discours en cet endroit, pour donner lieu au sultan des Indes de se lever et de se rendre à ses foncions ordinaires. Elle le reprit la nuit suivante, et lui parla en ces termes :

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