CCIV NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman fut enlevé de son jardin de la manière que je fis remarquer hier à Votre Majesté. Le vaisseau ne fut pas moins heureux à le porter à l’île d’Ébène qu’il l’avait été à l’aller prendre dans la ville des idolâtres. Quoiqu’il fût déjà nuit lorsqu’il mouilla dans le port, le capitaine ne laissa pas néanmoins de se débarquer d’abord et de mener le prince Camaralzaman au palais, où il demanda d’être présenté au roi.

La princesse Badoure, qui s’était déjà retirée dans le palais intérieur, ne fut pas plutôt avertie de son retour et de l’arrivée de Camaralzaman, qu’elle sortit pour lui parler. D’abord elle jeta les yeux sur le prince Camaralzaman, pour qui elle avait versé tant de larmes depuis leur séparation, et elle le reconnut sous son méchant habit. Quant au prince, qui tremblait devant un roi, comme il le croyait, à qui il avait à répondre d’une dette imaginaire, il n’eut pas seulement la pensée que ce pût être celle qu’il désirait si ardemment de retrouver. Si la princesse eût suivi son inclination, elle eût couru à lui et se fût fait connaître en l’embrassant : mais elle se retint, et elle crut qu’il était de l’intérêt de l’un et de l’autre de soutenir encore quelque temps le personnage de roi avant de se découvrir. Elle se contenta de le recommander à un officier qui était présent, et de le charger de prendre soin de lui et de le bien traiter jusqu’au lendemain.

Quand la princesse Badoure eut bien pourvu à ce qui regardait le prince Camaralzaman, elle se tourna du côté du capitaine pour reconnaître le service important qu’il lui avait rendu : elle chargea un autre officierd’aller sur-le-champ lever le sceau qui avait été apposé à ses marchandises et à celles de ses marchands, et le renvoya avec le présent d’un riche diamant, qui le récompensa beaucoup au-delà de la dépense du voyage qu’il venait de faire. Elle lui dit même qu’il n’avait qu’à garder les mille pièces d’or payées pour les pots d’olives, et qu’elle saurait bien s’en accommoder avec le marchand qu’il venait d’amener.

Elle rentra enfin dans l’appartement de la princesse de l’île d’Ébène, à qui elle fit part de sa joie, en la priant néanmoins de lui garder encore le secret, et en lui faisant confidence des mesures qu’elle jugeait à propos de prendre avant de se faire connaître au prince Camaralzaman et de le faire connaître lui-même pour ce qu’il était. « Il y a, ajouta-t-elle, une si grande distance d’un jardinier à un grand prince, tel qu’il est, qu’il y aurait du danger de le faire passer en un moment du dernier état du peuple à un si haut degré, quelque justice qu’il y ait de le faire. » Bien loin de lui manquer de fidélité, la princesse de l’île d’Ébène entra dans son dessein. Elle l’assura qu’elle y contribuerait elle-même avec un très-grand plaisir, et qu’elle n’avait qu’à l’avertir de ce qu’elle souhaiterait qu’elle fît.

Le lendemain, la princesse de la Chine, sous le nom, l’habit et l’autorité de roi de l’île d’Ébène, après avoir pris soin de faire mener le prince Camaralzaman au bain de grand matin, et de lui faire prendre un habit d’émir, ou gouverneur de province, le fit introduire dans le conseil, où il attira les yeux de tous les seigneurs qui étaient présents, par sa bonne mine, et par l’air majestueux de toute sa personne.

La princesse Badoure elle-même fut charmée de le revoir aussi aimable qu’elle l’avait vu tant de fois, et cela l’anima davantage à faire son éloge en plein conseil. Après qu’il eut pris place au rang des émirs par son ordre : « Seigneurs, dit-elle en s’adressant aux émirs, Camaralzaman, que je vous donne aujourd’hui pour collègue, n’est pas indigne de la place qu’il occupe parmi vous : je l’ai connu suffisamment dans mes voyages pour en répondre, et je puis assurer qu’il se fera connaître à vous-mêmes autant par sa valeur et mille autres qualités que par la grandeur de son génie. »

Camaralzaman fut extrêmement étonné quand il eut entendu que le roi de l’île d’Ébène, qu’il était bien éloigné de prendre pour une femme, encore moins pour sa chère princesse, l’avait nommé et assuré qu’il le connaissait, lui qui était certain qu’il ne s’était rencontré avec lui en aucun endroit. Il le fut davantage des louanges excessives qu’il venait de recevoir.

Ces louanges néanmoins, prononcées par une bouche pleine de majesté, ne le déconcertèrent pas. Il les reçut avec une modestie qui fit voir qu’il les méritait, mais qu’elles ne lui donnaient pas de vanité. Il se prosterna devant le trône du roi, et en se relevant : « Sire, dit-il, je n’ai point de termes pour remercier Votre Majesté du grand honneur qu’elle me fait, encore moins de tant de bontés. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour les mériter. »

En sortant du conseil, ce prince fut conduit par un officier dans un grand hôtel que la princesse Badoure avait déjà fait meubler exprès pour lui. Il y trouva des officiers et des domestiques prêts à recevoir ses commandements, et une écurie garnie de très-beaux chevaux, le tout pour soutenir la dignité d’émir dont il venait d’être honoré ; et quand il fut dans son cabinet, son intendant lui présenta un coffre-fort plein d’or pour sa dépense. Moins il pouvait concevoir par quel endroit lui venait ce grand bonheur, plus il en était dans l’admiration, et jamais il n’eut la pensée que la princesse de la Chine en fût la cause.

Au bout de deux ou trois jours, la princesse Badoure, pour donner au prince Camaralzaman plus d’accès près de sa personne et en même temps plus de distinction, le gratifia de la charge de grand-trésorier, qui venait de vaquer. Il s’acquitta de cet emploi avec tant d’intégrité, en obligeant cependant tout le monde, qu’il s’acquit non-seulement l’amitié de tous les seigneurs de la cour, mais même qu’il gagna le cœur de tout le peuple par sa droiture et par ses largesses.

Camaralzaman eût été le plus heureux de tous les hommes de se voir dans une si haute faveur auprès d’un roi étranger, comme il se l’imaginait, et d’être auprès de tout le monde dans une considération qui augmentait tous les jours, s’il eût possédé sa princesse. Au milieu de son bonheur, il ne cessait de s’affliger de n’apprendre d’elle aucune nouvelle, dans un pays où il semblait qu’elle devait avoir passé depuis le temps qu’il s’était séparé d’avec elle d’une manière si affligeante pour l’un et pour l’autre. Il aurait pu se douter de quelque chose si la princesse Badoure eût conservé le nom de Camaralzaman qu’elle avait pris avec son habit ; mais elle l’avait changé en montant sur le trône, et s’était donné celui d’Armanos, pour faire honneur à l’ancien roi son beau-père. De la sorte, on ne la connaissait plus que sous le nom de roi Armanos le jeune, et il n’y avait que quelques courtisans qui se souvinssent du nom de Camaralzaman, dont elle se faisait appeler en arrivant à la cour de l’île d’Ébène. Camaralzaman n’avait pas encore eu assez de familiarité avec eux pour s’en instruire, mais à la fin il pouvait l’avoir.

Comme la princesse Badoure craignait que cela n’arrivât, et qu’elle était bien aise que Camaralzaman ne fût redevable de sa reconnaissance qu’à elle seule, elle résolut de mettre fin à ses propres tourments et à ceux qu’elle savait qu’il souffrait. En effet, elle avait remarqué que toutes les fois qu’elle s’entretenait avec lui des affaires qui dépendaient de sa charge, il poussait de temps en temps des soupirs qui ne pouvaient s’adresser qu’à elle. Elle vivait elle-même dans une contrainte dont elle était résolue de se délivrer sans différer plus longtemps. D’ailleurs, l’amitié des seigneurs, le zèle et l’affection du peuple, tout contribuait à lui mettre la couronne de l’île d’Ébène sur la tête, sans obstacle.

La princesse Badoure n’eut pas plutôt pris cette résolution, de concert avec la princesse Haïatalnefous, qu’elle prit le prince Camaralzaman en particulier le même jour : « Camaralzaman, lui dit-elle, j’ai à m’entretenir avec vous d’une affaire de longue discussion, sur laquelle j’ai besoin de votre conseil. Comme je ne vois pas que je le puisse faire plus commodément que la nuit, venez ce soir, et avertissez qu’on ne vous attende pas ; j’aurai soin de vous donner un lit. »

Camaralzaman ne manqua pas de se trouver au palais à l’heure que la princesse Badoure lui avait marquée. Elle le fit entrer avec elle dans le palais intérieur, et après qu’elle eut dit au chef des eunuques, qui se préparait à la suivre, qu’elle n’avait point besoin de son service, et qu’il tînt seulement la porte fermée, elle le mena dans un autre appartement que celui de la princesse Haïatalnefous, où elle avait coutume de coucher.

Quand le prince et la princesse furent dans la chambre, où il y avait un lit, et que la porte fut fermée, la princesse tira le talisman d’une petite boîte, et en le présentant à Camaralzaman : « Il n’y a pas longtemps, lui dit-elle, qu’un astrologue m’a fait présent de ce talisman ; comme vous êtes habile en toutes choses, vous pourrez bien me dire à quoi il est propre. »

Camaralzaman prit le talisman, et s’approcha d’une bougie pour le considérer. Dès qu’il l’eut reconnu, avec une surprise qui fit plaisir à la princesse : « Sire, s’écria-t-il, Votre Majesté me demande à quoi ce talisman est propre : hélas ! il est propre à me faire mourir de douleur et de chagrin si je ne trouve bientôt la princesse la plus charmante et la plus aimable qui ait paru sous le ciel, à qui il a appartenu, et dont il m’a causé la perte : il me l’a causée par une aventure étrange, dont le récit toucherait Votre Majesté de compassion pour un mari et pour un amant infortuné comme moi, si elle voulait se donner la patience de l’entendre.

« – Vous m’en entretiendrez une autre fois, reprit la princesse ; mais je suis bien aise, ajouta-t-elle, de vous dire que j’en sais déjà quelque chose : je reviens à vous, attendez-moi un moment. »

En disant ces paroles, la princesse Badoure entra dans un cabinet, où elle quitta le turban royal, et après avoir pris en peu de moments une coiffure et un habillement de femme, avec la ceinture qu’elle avait le jour de leur séparation, elle rentra dans la chambre.

Le prince Camaralzaman reconnut d’abord sa chère princesse. Courut à elle, et en l’embrassant tendrement : « Ah ! s’écria-t-il, que je suis obligé au roi de m’avoir surpris si agréablement ! – N’attendez pas de revoir le roi, reprit la princesse en l’embrassant à son tour les larmes aux yeux : en me voyant, vous voyez le roi : asseyons-nous, que je vous explique cette énigme. »

Ils s’assirent, et la princesse raconta au prince la résolution qu’elle avait prise, dans la prairie où ils avaient campé ensemble la dernière fois, dès qu’elle eut connu qu’elle l’attendait inutilement ; de quelle manière elle l’avait exécutée jusqu’à son arrivée à l’île d’Ébène, où elle avait été obligée d’épouser la princesse Haïatalnefous et d’accepter la couronne que le roi Armanos lui avait offerte en conséquence de son mariage ; comment la princesse, dont elle lui exagéra le mérite, avait reçu la déclaration qu’elle lui avait faite de son sexe ; et enfin l’aventure du talisman, trouvé dans un des pots d’olives et de poudre d’or qu’elle avait achetés, qui lui avait donné lieu de l’envoyer prendre dans la ville des idolâtres.

Quand la princesse Badoure eut achevé, elle voulut que le prince lui apprît par quelle aventure le talisman avait été cause de leur séparation. Il la satisfit, et quand il eut fini il se plaignit à elle, d’une manière obligeante, de la cruauté qu’elle avait eue de le faire languir si longtemps. Elle lui en apporta les raisons dont nous avons parlé ; après quoi, comme il était fort tard, ils se couchèrent.

Scheherazade s’interrompit à ces dernières paroles à cause du jour, qu’elle voyait paraître. Elle poursuivit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

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