CCIX NUIT.

Sire, quand Bahader et le prince Amgiad furent dans la cour, Bahader demanda au prince par quelle aventure il se trouvait chez lui avec la dame, et pourquoi ils avaient forcé la porte de sa maison.

« Seigneur, répondit Amgiad, je dois paraître bien coupable dans votre esprit ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, j’espère que vous me trouverez très-innocent. » Il poursuivit son discours et lui raconta en peu de mots la chose comme elle était, sans rien déguiser : et afin de le bien persuader qu’il n’était pas capable de commettre une action aussi indigne que de forcer une maison, il ne lui cacha pas qu’il était prince, non plus que la raison pourquoi il se trouvait dans la ville des Mages.

Bahader, qui aimait naturellement les étrangers, fut ravi d’avoir trouvé l’occasion d’en obliger un de la qualité et du rang d’Amgiad En effet, à ses manières honnêtes, à son discours en termes choisis et ménagés, il ne douta nullement de sa sincérité. « Prince, lui dit-il, J’ai une joie extrême d’avoir trouvé lieu de vous obliger dans une rencontre aussi plaisante que celle que vous venez de me raconter. Bien loin de troubler la fête, je me ferai un très-grand plaisir de contribuer à votre satisfaction. Avant que de vous communiquer ce que je pense là-dessus, je suis bien aise de vous dire que je suis grand écuyer du roi et que je m’appelle Bahader. J’ai un hôtel où je fais ma demeure ordinaire, et cette maison est un lieu où je viens quelquefois pour être plus en liberté avec mes amis. Vous avez fait accroire à votre belle que vous aviez un esclave, quoique vous n’en ayez pas : je veux être cet esclave, et afin que cela ne vous fasse pas de peine et que vous ne vous en excusiez pas, je vous répète que je le veux être absolument, vous en apprendrez bientôt la raison. Allez donc vous remettre à votre place et continuer de vous divertir, et quand je reviendrai dans quelque temps et que je me présenterai devant vous en habit d’esclave, querellez-moi bien ; ne craignez pas même de me frapper ; je vous servirai tout le temps que vous tiendrez table et jusqu’à la nuit. Vous coucherez chez moi, vous et la dame, et demain matin vous la renverrez avec honneur. Après cela, je tâcherai de vous rendre des services de plus de conséquence. Allez donc, et ne perdez pas de temps. » Amgiad voulut repartir ; mais le grand écuyer ne le permit pas, et il le contraignit d’aller retrouver la dame.

Amgiad fut à peine rentré dans la salle, que les amis que le grand écuyer avait invités arrivèrent. Il les pria obligeamment de vouloir bien l’excuser s’il ne les recevait pas ce jour-là, en leur faisant entendre qu’ils en approuveraient la cause quand il les en aurait informés au premier jour. Dès qu’ils furent éloignés il sortit, et il alla prendre un habit d’esclave.

Le prince Amgiad rejoignit la dame, le cœur bien content de ce que le hasard l’avait conduit dans une maison qui appartenait à un maître de si grande distinction, et qui en usait si honnêtement avec lui. En se remettant à table : « Madame, lui dit-il, je vous demande mille pardons de mon incivilité et de la mauvaise humeur où je suis de l’absence de mon esclave ; le maraud me le paiera, et je lui ferai voir s’il doit être dehors si longtemps.

« – Cela ne doit pas vous inquiéter, reprit la dame ; tant pis pour lui : s’il fait des fautes, il les paiera. Ne songeons plus à lui, songeons seulement à nous réjouir. »

Ils continuèrent de tenir table avec d’autant plus d’agrément que Amgiad n’était plus inquiet comme auparavant de ce qui arriverait de l’indiscrétion de la dame, qui ne devait pas forcer la porte, quand même la maison eût appartenu à Amgiad. Il ne fut pas moins de belle humeur que la dame, et ils se dirent mille plaisanteries, en buvant plus qu’ils ne mangeaient, jusqu’à l’arrivée de Bahader, déguisé en esclave.

Bahader entra comme un esclave bien mortifié de voir que son maître était en compagnie et de ce qu’il revenait si tard. Il se jeta à ses pieds en baisant la terre, pour implorer sa clémence, et quand il se fut relevé, il demeura debout les mains croisées et les yeux baissés, en attendant qu’il lui commandât quelque chose.

« Méchant esclave, lui dit Amgiad avec un œil et d’un ton de colère, dis-moi s’il y a au monde un esclave plus méchant que toi ? Où as-tu été ? qu’as-tu fait pour revenir à l’heure qu’il est ?

« – Seigneur, reprit Bahader, je vous demande pardon ; je viens de faire les commissions que vous m’avez données : je n’ai pas cru que vous dussiez revenir de si bonne heure.

« – Tu es un maraud, repartit Amgiad, et je te rouerai de coups pour t’apprendre à mentir et à manquer à ton devoir. » Il se leva, prit un bâton et lui en donna deux ou trois coups assez légèrement, après quoi il se remit à table.

La dame ne fut pas contente de ce châtiment ; elle se leva à son tour, prit le bâton et en chargea Bahader de tant de coups sans l’épargner, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Amgiad, scandalisé au dernier point de la liberté qu’elle se donnait et de ce qu’elle maltraitait un officier du roi de cette importance, avait beau crier que c’était assez, elle frappait toujours. « Laissez-moi faire, disait-elle, je veux me satisfaire et lui apprendre à ne pas s’absenter si longtemps une autre fois. » Elle continuait toujours avec tant de furie, qu’il fut contraint de se lever et de lui arracher le bâton, qu’elle ne lâcha qu’après beaucoup de résistance. Comme elle vit qu’elle ne pouvait plus battre Bahader, elle se remit à sa place et lui dit mille injures.

Bahader essuya ses larmes et demeura debout pour leur verser à boire. Lorsqu’il vit qu’ils ne buvaient et qu’ils ne mangeaient plus, il desservit, il nettoya la salle, il mit toutes choses en leur lieu, et dès qu’il fut nuit il alluma les bougies. À chaque fois qu’il sortait ou qu’il entrait, la dame ne manquait pas de le gronder, de le menacer et de l’injurier, avec un grand mécontentement de la part d’Amgiad, qui voulait le ménager et n’osait lui rien dire. À l’heure qu’il fut temps de se coucher, Bahader leur prépara un lit sur le sofa et se retira dans une chambre vis-à-vis, où il ne fut pas longtemps à s’endormir après une si grande fatigue.

Amgiad et la dame s’entretinrent encore une grosse demi-heure, et avant de se coucher, la dame eut besoin de sortir. En passant sous le vestibule, comme elle eut entendu que Bahader ronflait déjà et qu’elle avait vu un sabre dans la salle : « Seigneur, dit-elle à Amgiad en rentrant, je vous prie de faire une chose pour l’amour de moi. – De quoi s’agit-il pour votre service ? reprit Amgiad. – Obligez-moi de prendre ce sabre, repartit-elle, et d’aller couper la tête à votre esclave. »

Amgiad fut extrêmement étonné de cette proposition que le vin faisait faire à la dame, comme il n’en douta pas. « Madame, lui dit-il, laissons là mon esclave, il ne mérite pas que vous pensiez à lui ; je l’ai châtié, vous l’avez châtié vous-même, cela suffit ; d’ailleurs, je suis très-content de lui, et il n’est pas accoutumé à ces sortes de fautes. »

« – Je ne me paie pas de cela, reprit la dame enragée, je veux que ce coquin meure ; et s’il ne meurt de votre main, il mourra de la mienne. » En disant ces paroles, elle met la main sur le sabre, le tire du fourreau, et s’échappe pour exécuter son pernicieux dessein.

Amgiad la rejoint sous le vestibule, et en la rencontrant : « Madame lui dit-il, il faut vous satisfaire, puisque vous le souhaitez : je serais fâché qu’un autre que moi ôtât la vie à mon esclave. » Quand elle lui eut remis le sabre : « Venez, suivez-moi, ajouta-t-il, et ne faisons pas de bruit, de crainte qu’il ne s’éveille. » Ils entrèrent dans la chambre où était Bahader ; mais au lieu de le frapper, Amgiad porta le coup à la dame et lui coupa la tête, qui tomba sur Bahader.

Le jour avait déjà commencé de paraître lorsque Scheherazade en était à ces paroles ; elle s’en aperçut et cessa de parler. Elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :

Share on Twitter Share on Facebook