CCX NUIT.

Sire, la tête de la dame eût interrompu le sommeil du grand écuyer en tombant sur lui, quand le bruit du coup de sabre ne l’eût pas éveillé. Étonné de voir Amgiad avec le sabre ensanglanté, et le corps de la dame par terre sans tête, il lui demanda ce que cela signifiait. Amgiad lui raconta la chose comme elle s’était passée, et en achevant : « Pour empêcher cette furieuse, ajouta-t-il, de vous ôter la vie, je n’ai point trouvé d’autre moyen que de la lui ravir à elle-même.

« – Seigneur, reprit Bahader plein de reconnaissance, des personnes de votre sang et aussi généreuses ne sont pas capables de favoriser des actions si méchantes. Vous êtes mon libérateur, et je ne puis assez vous en remercier. » Après qu’il l’eut embrassé, pour lui mieux marquer combien il lui était obligé : « Avant que le jour vienne, dit-il, il faut emporter ce cadavre hors d’ici, et c’est ce que je vais faire. » Amgiad s’y opposa et dit qu’il l’emporterait lui-même, puisqu’il avait fait le coup. « Un nouveau venu en cette ville comme vous n’y réussirait pas, reprit Bahader. Laissez-moi faire et demeurez ici en repos. Si je ne viens pas avant qu’il soit jour, ce sera une marque que le guet m’aura surpris. En ce cas-là, je vais vous faire par écrit une donation de la maison et de tous les meubles ; vous n’aurez qu’à y demeurer. »

Dès que Bahader eut écrit et livré la donation au prince Amgiad, il mit le corps de la dame dans un sac avec la tête, chargea le sac sur ses épaules, et marcha de rue en rue, en prenant le chemin de la mer. Il n’en était pas éloigné lorsqu’il rencontra le juge de police qui faisait sa ronde en personne. Les gens du juge l’arrêtèrent, ouvrirent le sac, et y trouvèrent le corps de la dame massacrée et sa tête. Le juge, qui reconnut le grand écuyer malgré son déguisement, l’emmena chez lui, et comme il n’osa pas le faire mourir à cause de sa dignité sans en parler au roi, il le lui mena le lendemain matin. Le roi n’eut pas plutôt appris, au rapport du juge, la noire action qu’il avait commise, comme il le croyait selon les indices, qu’il le chargea d’injures. « C’est donc ainsi, s’écria-t-il, que tu massacres mes sujets pour les piller, et que tu jettes leur corps à la mer pour cacher ta tyrannie ! Qu’on les en délivre et qu’on le pende. »

Quelque innocent que fût Bahader, il reçut cette sentence de mort avec toute la résignation possible et ne dit pas un mot pour sa justification. Le juge le remena, et pendant que l’on préparait la potence, il envoya publier par toute la ville la justice qu’on allait faire, à midi, d’un meurtre commis par le grand écuyer.

Le prince Amgiad, qui avait attendu le grand écuyer inutilement, fut dans une consternation qu’on ne peut imaginer quand il entendit ce cri de la maison où il était. « Si quelqu’un doit mourir pour la mort d’une femme si méchante, se dit-il à lui-même, ce n’est pas le grand écuyer : c’est moi, et je ne souffrirai pas que l’innocent soit puni pour le coupable. » Sans délibérer davantage, il sortit et se rendit à la place où se devait faire l’exécution, avec le peuple qui y courait de toutes parts.

Dès que Amgiad vit paraître le juge qui amenait Bahader à la potence, il alla se présenter à lui. « Seigneur, lui dit-il, je viens vous déclarer et vous assurer que le grand écuyer que vous conduisez à la mort est très-innocent de la mort de cette dame. C’est moi qui ai commis le crime, si c’est en avoir commis un que d’avoir ôté la vie à une femme détestable qui voulait l’ôter à un grand écuyer ; et voici comment la chose s’est passée. »

Quand le prince Amgiad eut informé le juge de quelle manière il avait été abordé par la dame à la sortie du bain, comment elle avait été cause qu’il était entré dans la maison de plaisir du grand écuyer, et de tout ce qui s’était passé jusqu’au moment qu’il avait été contraint de lui couper la tête pour sauver la vie au grand écuyer, le juge sursit l’exécution et le mena au roi avec le grand écuyer.

Le roi voulut être informé de la chose par Amgiad lui-même, et Amgiad, pour lui faire mieux comprendre son innocence et celle du grand écuyer, profita de l’occasion pour lui faire le récit de son histoire et de celle de son frère Assad, depuis le commencement jusqu’à leur arrivée, et jusqu’au moment où il lui parlait.

Quand le prince eut achevé : « Prince, lui dit le roi, je suis ravi que cette occasion m’ait donné lieu de vous connaître : je ne vous donne pas seulement la vie avec celle de mon grand écuyer, que je loue de la bonne intention qu’il a eue pour vous, et que je rétablis dans sa charge, je vous fais même mon grand vizir, pour vous consoler du traitement injuste, quoique excusable, que le roi votre père vous a fait. À l’égard du prince Assad, je vous permets d’employer toute l’autorité que je vous donne pour le retrouver. »

Après que Amgiad eut remercié le roi de la ville et du pays des mages, et qu’il eut pris possession de la charge de grand vizir, il employa tous les moyens imaginables pour trouver le prince son frère. Il fit promettre par les crieurs publics dans tous les quartiers de la ville une grande récompense à ceux qui le lui amèneraient ou même qui lui en apprendraient quelque nouvelle. Il mit des gens en campagne ; mais, quelque diligence qu’il pût faire, il n’eut pas la moindre nouvelle de lui.

SUITE DE L’HISTOIRE DE PRINCE ASSAD.#id___RefHeading___Toc136962320

Assad, cependant, était toujours à la chaîne dans le cachot où il avait été enfermé par l’adresse du rusé vieillard, et Bostane et Cavame, filles du vieillard, le maltraitaient avec la même cruauté et la même inhumanité. La fête solennelle des adorateurs du feu approcha : on équipa le vaisseau qui avait coutume de faire le voyage de la montagne du feu. On le chargea de marchandises par le soin d’un capitaine nommé Behram, grand zélateur de la religion des mages. Quand il fut en état de mettre à la voile, Behram y fit embarquer Assad dans une caisse à moitié pleine de marchandises, avec assez d’ouverture entre les ais pour lui donner la respiration nécessaire, et fit descendre la caisse à fond de cale.

Avant que le vaisseau mît à la voile, le grand vizir Amgiad, frère d’Assad, qui avait été averti que les adorateurs du feu avaient coutume de sacrifier un musulman chaque année sur la montagne du feu, et que Assad, qui était peut-être tombé entre leurs mains, pourrait bien être destiné à cette cérémonie sanglante, voulut en faire la visite. Il y alla en personne et fit monter tous les matelots et tous les passagers sur le tillac, pendant que ses gens firent la recherche dans tout le vaisseau ; mais on ne trouva pas Assad : il était trop bien caché.

La visite faite, le vaisseau sortit du port, et quand il fut en pleine mer, Behram fit tirer le prince Assad de la caisse et le fit mettre à la chaîne pour s’assurer de lui, de crainte, comme il n’ignorait pas qu’on allait le sacrifier, que de désespoir il ne se précipitât dans la mer.

Après quelques jours de navigation, le vent favorable qui avait toujours accompagné le vaisseau devint contraire, et augmenta de manière qu’il excita une tempête des plus furieuses. Le vaisseau ne perdit pas seulement sa route, Behram et son pilote ne savaient plus même où ils étaient, et ils craignaient de rencontrer quelque rocher à chaque moment et de s’y briser. Au plus fort de la tempête ils découvrirent terre, et Behram la reconnut pour l’endroit où étaient le port et la capitale de la reine Margiane, et il en eut une grande mortification.

En effet, la reine Margiane, qui était musulmane, était ennemie mortelle des adorateurs du feu. Non-seulement elle n’en souffrait pas un seul dans ses états, elle ne permettait même qu’aucun de leurs vaisseaux y abordât.

Il n’était plus au pouvoir de Behram, cependant, d’éviter d’aller au port de la capitale de cette reine, à moins d’aller échouer et se perdre contre la côte, qui était bordée de rochers affreux. Dans cette extrémité il tint conseil avec son pilote et avec ses matelots. « Enfants, dit-il, vous voyez la nécessité où nous sommes réduits. De deux choses l’une : ou il faut que nous soyons engloutis par les flots, ou que nous nous sauvions de la reine Margiane ; mais sa haine implacable contre notre religion et contre tous ceux qui en font profession vous est connue. Elle ne manquera pas de se saisir de notre vaisseau et de nous faire ôter la vie à tous sans miséricorde. Je ne vois qu’un seul remède qui peut-être nous réussira : je suis d’avis que nous ôtions de la chaîne le musulman que nous avons ici, et quenous l’habillions en esclave. Quand la reine Margiane m’aura fait venir devant elle et qu’elle me demandera quel est mon négoce, je lui répondrai que je suis marchand d’esclaves, que j’ai vendu tout ce que j’en avais, et que je n’en ai réservé qu’un seul pour me servir d’écrivain, à cause qu’il sait lire et écrire. Elle voudra le voir, et comme il est bien fait et que d’ailleurs il est de sa religion, elle en sera touchée de compassion et ne manquera pas de me proposer de le lui vendre, et, en cette considération, de nous souffrir dans son port jusqu’au premier beau temps. Si vous savez quelque chose de meilleur, dites-le moi, je vous écouterai. » Le pilote et les matelots applaudirent à son sentiment, qui fut suivi.

La sultane Scheherazade fut obligée d’en demeurer à ces derniers mots, à cause du jour, qui se faisait voir. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

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