CCV NUIT.

Sire, la princesse Badoure et le prince Camaralzaman se levèrent le lendemain dès qu’il fut jour. Mais la princesse quitta l’habillement royal pour reprendre l’habit de femme, et lorsqu’elle fut habillée, elle envoya le chef des eunuques prier le roi Armanos, son beau-père, de prendre la peine de venir à son appartement.

Quand le roi Armanos fut arrivé, sa surprise fut fort grande, de voir une dame qui lui était inconnue et le grand trésorier, à qui il n’appartenait pas d’entrer dans le palais intérieur, non plus qu’à aucun seigneur de la cour. En s’asseyant, il demanda où était le roi.

« Sire, reprit la princesse, hier j’étais le roi, et aujourd’hui je ne suis que princesse de la Chine, femme du véritable prince Camaralzaman, fils véritable du roi Schahzaman. Si Votre Majesté veut bien se donner la patience d’entendre l’histoire de l’un et de l’autre, j’espère qu’elle ne me condamnera pas de lui avoir fait une tromperie si innocente. » Le roi Armanos lui donna audience, et l’écouta avec étonnement depuis le commencement jusqu’à la fin.

En achevant : « Sire, ajouta la princesse, quoique dans notre religion les femmes s’accommodent peu de la liberté qu’ont les maris de prendre plusieurs femmes, si néanmoins Votre Majesté consent à donner la princesse Haïatalnefous, sa fille, en mariage au prince Camaralzaman, je lui cède de bon cœur le rang et la qualité de reine, qui lui appartiennent dedroit, et me contente du second rang. Quand cette préférence ne lui appartiendrait pas, je ne laisserais pas de la lui accorder après l’obligation que je lui ai du secret qu’elle m’a gardé avec tant de générosité. Si Votre Majesté s’en remet à son consentement, je l’ai déjà prévenue, là-dessus, et je suis caution qu’elle en sera très-contente. »

Le roi Armanos écouta le discours de la princesse Badoure avec admiration, et quand elle eut achevé : « Mon fils, dit-il au prince Camaralzaman en se tournant de son côté, puisque la princesse Badoure, votre femme, que j’avais regardée jusqu’à présent comme mon gendre, par une tromperie dont je ne puis me plaindre, m’assure qu’elle veut bien partager votre lit avec ma fille, il ne me reste plus qu’à savoir si vous voulez bien l’épouser aussi, et accepter la couronne que la princesse Badoure mériterait de porter toute sa vie, si elle n’aimait mieux la quitter pour l’amour de vous. – Sire, répondit le prince Camaralzaman, quelque passion que j’aie de revoir le roi mon père, les obligations que j’ai à Votre Majesté et à la princesse Haïatalnefous sont si essentielles, que je ne puis lui rien refuser. »

Camaralzaman fut proclamé roi et marié le même jour avec de grandes magnificences, et fut très-satisfait de la beauté, de l’esprit et de l’amour de la princesse Haïatalnefous.

Dans la suite, les deux reines continuèrent de vivre ensemble avec la même amitié et la même union qu’auparavant, et furent très-satisfaites de l’égalité que le roi Camaralzaman gardait à leur égard, en partageant son lit avec elles alternativement.

Elles lui donnèrent chacune un fils la même année, presque en même temps, et la naissance des deux princes fut célébrée avec de grandes réjouissances. Camaralzaman donna le nom d’Amgiad au premier, dont la reine Badoure était accouchée, et celui d’Assad à celui que la reine Haïatalnefous avait mis au monde.

HISTOIRE DES PRINCES AMGIAD ET ASSAD.#id___RefHeading___Toc136962312

Les deux princes furent élevés avec grand soin, et lorsqu’ils furent en âge, ils n’eurent que le même gouverneur, les mêmes précepteurs dans les sciences et dans les beaux-arts, que le roi Camaralzaman voulut qu’on leur enseignât, et que le même maître dans chaque exercice. La forte amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre dès leur enfance avait donné lieu à cette uniformité, qui l’augmenta davantage.

En effet, lorsqu’ils furent en âge d’avoir chacun une maison séparée, ils étaient unis si étroitement qu’ils supplièrent le roi Camaralzaman, leur père, de leur en accorder une seule pour tous deux. Ils l’obtinrent, et ainsi ils eurent les mêmes officiers, les mêmes domestiques, les mêmes équipages, le même appartement et la même table. Insensiblement Camaralzaman avait pris une si grande confiance en leur capacité et en leur droiture, que lorsqu’ils eurent atteint l’âge de dix-huit à vingt ans il ne faisait pas difficulté de les charger du soin de présider au conseil alternativement, toutes les fois qu’il faisait des parties de chasse de plusieurs jours.

Comme les deux princes étaient également beaux et bien faits dès leur enfance, les deux reines avaient conçu pour eux une tendresse incroyable, de manière néanmoins que la princesse Badoure avait plus de penchant pour Assad, fils de la reine Haïatalnefous, que pour Amgiad, son propre fils, et que la reine Haïatalnefous en avait plus pour Amgiad que pour Assad, qui était le sien.

Les reines ne prirent d’abord ce penchant que pour une amitié qui procédait de l’excès de celle qu’elles conservaient toujours l’une pour l’autre. Mais à mesure que les princes avancèrent en âge, il se tourna peu à peu en une forte inclination, et cette inclination enfin en un amour des plus violents, lorsqu’ils parurent à leurs yeux avec des grâces qui achevèrent de les aveugler. Toute l’infamie de leur passion leur était connue : elles firent aussi de grands efforts pour y résister. Mais la familiarité avec laquelle elles les voyaient tous les jours, et l’habitude de les admirer dès leur enfance, de les louer, de les caresser, dont il n’était plus en leur pouvoir de se défaire, les embrasèrent d’amour à un point qu’elles en perdirent le sommeil, le boire et le manger. Pour leur malheur et pour le malheur des princes mêmes, les princes, accoutumés à leurs manières, n’eurent pas le moindre soupçon de cette flamme détestable.

Comme les deux reines ne s’étaient pas fait un secret de leur passion, et qu’elles n’avaient pas le front de le déclarer de bouche au prince que chacune aimait en particulier, elles convinrent de s’en expliquer chacune par un billet, et pour l’exécution d’un dessein si pernicieux, elles profitèrent de l’absence du roi Camaralzaman pour une chasse de trois ou quatre jours.

Le jour du départ du roi, le prince Amgiad présida au conseil, et rendit la justice jusqu’à deux ou trois heures après midi. À la sortie du conseil, comme il rentrait dans le palais, un eunuque le prit en particulier, et lui présenta un billet de la part de la reine Haïatalnefous. Amgiad le prit et le lut avec horreur. « Quoi ! perfide, dit-il à l’eunuque, en achevant de lire et en tirant le sabre, est-ce là la fidélité que tu dois à ton maître et à ton roi ? » En disant ces paroles il lui trancha la tête.

Après cette action, Amgiad, transporté de colère, alla trouver la reine Badoure, sa mère, d’un air qui marquait son ressentiment, lui montra le billet, et l’informa du contenu après lui avoir dit de quelle part il venait. Au lieu de l’écouter, la reine Badoure se mit en colère elle-même. « Mon fils, reprit-elle, ce que vous me dites est une calomnie et une imposture : la reine Haïatalnefous est sage, et je vous trouve bien hardi de me parler contre elle avec cette insolence. » Le prince s’emporta contre la reine sa mère à ces paroles : « Vous êtes toutes plus méchantes les unes que les autres, s’écria-t-il ; si je n’étais retenu par le respect que je dois au roi mon père, ce jour serait le dernier de la vie d’Haïatalnefous. »

La reine Badoure pouvait bien juger de l’exemple de son fils Amgiad, que le prince Assad, qui n’était pas moins vertueux, ne recevrait pas plus favorablement la déclaration qu’elle avait à lui faire. Cela ne l’empêcha pas de persister dans un dessein si abominable, et elle lui écrivit aussi un billet le lendemain, qu’elle confia à une vieille qui avait entrée dans le palais.

La vieille prit aussi son temps de rendre le billet au prince Assad à la sortie du conseil, où il venait de présider à son tour. Le prince le prit, et en le lisant, il se laissa emporter à la colère si vivement, que, sans se donner le temps d’achever, il tira son sabre et punit la vieille comme elle le méritait. Il courut à l’appartement de la reine Haïatalnefous, sa mère, le billet à la main. Il voulut le lui montrer, mais elle ne lui en donna pas le temps, ni même celui de parler : « Je sais ce que vous me voulez, s’écria-t-elle, et vous êtes aussi impertinent que votre frère Amgiad. Allez, retirez-vous, et ne paraissez jamais devant moi. »

Assad demeura interdit à ces paroles, auxquelles il ne s’était pas attendu, et elles le mirent dans un transport dont il fut sur le point de donner des marques funestes ; mais il se retint et il se retira sans répliquer, de crainte qu’il ne lui échappât de dire quelque chose d’indigne de sa grandeur d’âme. Comme le prince Amgiad avait eu la retenue de ne lui rien dire du billet qu’il avait reçu le jour d’auparavant, et que ce que la reine sa mère venait de lui dire lui faisait comprendre qu’elle n’était pas moins criminelle que la reine Badoure, il alla lui faire un reproche obligeant de sa discrétion et mêler sa douleur avec la sienne.

Les deux reines, au désespoir d’avoir trouvé dans les deux princes une vertu qui devait les faire rentrer en elles-mêmes, renoncèrent à tous les sentiments de la nature et de mère, et concertèrent ensemble de les faire périr. Elles firent accroire à leurs femmes qu’ils avaient entrepris de les forcer : elles en firent toutes les feintes par leurs larmes, par leurs cris et par les malédictions qu’elles leur donnaient, et se couchèrent dans un même lit, comme si la résistance qu’elles feignirent aussi d’avoir faite les eût réduites aux abois.

Mais, sire, dit Scheherazade, le jour paraît et m’impose silence. Elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit la même histoire et dit au sultan des Indes :

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