CCXI NUIT.

Sire, Behram fit ôter le prince Assad de la chaîne et le fit habiller en esclave fort proprement, selon le rang d’écrivain de son vaisseau, sous lequel il voulait le faire paraître devant la reine Margiane. Il fut à peine dans l’état qu’il le souhaitait, que le vaisseau entra dans le port, où il fil jeter l’ancre.

Dès que la reine Margiane, qui avait son palais situé du côté de la mer, de manière que le jardin s’étendait jusqu’au rivage, eut vu que le vaisseau avait mouillé, elle envoya avertir le capitaine de venir lui parler, et pour satisfaire plus tôt sa curiosité, elle vint l’attendre dans le jardin.

Behram, qui s’était attendu d’être appelé, se débarqua avec le prince Assad, après avoir exigé de lui de confirmer qu’il était son esclave et son écrivain, et fut conduit devant la reine Margiane. Il se jeta à ses pieds, et après lui avoir marqué la nécessité qui l’avait obligé de se réfugier dans son port, il lui dit qu’il était marchand d’esclaves, et que Assad, qu’il avait amené, était le seul qui lui restât, et qu’il gardait pour lui servir d’écrivain.

Assad avait plu à la reine Margiane du moment qu’elle l’avait vu, et elle fut ravie d’apprendre qu’il fût esclave. Résolue de l’acheter à quelque prix que ce fût, elle demanda à Assad comment il s’appelait.

« Grande reine, reprit Assad les larmes aux yeux, Votre Majesté me demande-t-elle le nom que je porte aujourd’hui ? – Comment, repartit la reine, est-ce que vous avez deux noms ? – Hélas ! il n’est que trop vrai, répliqua Assad, je m’appelais autrefois Assad (très-heureux), et aujourd’hui je m’appelle Môtar (destiné à être sacrifié). »

Margiane, qui ne pouvait pénétrer le véritable sens de cette réponse, l’appliqua à l’état de son esclavage, et connut en même temps qu’il avait beaucoup d’esprit. « Puisque vous êtes écrivain, lui dit-elle ensuite, je ne doute pas que vous ne sachiez bien écrire : faites-moi voir de votre écriture. »

Assad, muni d’une écritoire qu’il portait à sa ceinture, et de papier par les soins de Behram, qui n’avait pas oublié ces circonstances pour persuader à la reine ce qu’il voulait qu’elle crût, se tira un peu à l’écart et écrivit ces sentences par rapport à sa misère :

« L’aveugle se détourne de la fosse où le clairvoyant se laisse tomber. L’ignorant s’élève aux dignités par des discours qui ne signifient rien : le savant demeure dans la poussière avec son éloquence. Le musulman est dans la dernière misère avec toutes ses richesses : l’infidèle triomphe au milieu de ses biens. On ne peut pas espérer que les choses changent : c’est un décret du Tout-Puissant qu’elles demeurent en cet état. »

Assad présenta le papier à la reine Margiane, qui n’admira pas moins la moralité des sentences que la beauté du caractère, et il n’en fallut pas davantage pour achever d’embraser son cœur et de le toucher d’une véritable compassion pour lui. Elle n’eut pas plutôt achevé de le lire, qu’elle s’adressa à Behram : « Choisissez, lui dit-elle, de me vendre cet esclave ou de m’en faire un présent ; peut-être trouverez-vous mieux votre compte de choisir le dernier. »

Behram reprit assez insolemment qu’il n’avait pas de choix à faire, qu’il avait besoin de son esclave et qu’il voulait le garder.

La reine Margiane, irritée de cette hardiesse, ne voulut point parler davantage à Behram ; elle prit le prince Assad par le bras, le fit marcher devant elle, et en l’emmenant à son palais, elle envoya dire à Behram qu’elle ferait confisquer toutes ses marchandises et mettre le feu à son vaisseau au milieu du port, s’il y passait la nuit. Behram fut contraint de retourner à son vaisseau, bien mortifié, et de faire préparer toutes choses pour remettre à la voile, quoique la tempête ne fût pas encore entièrement apaisée.

La reine Margiane, après avoir commandé en entrant dans son palais que l’on servît promptement le souper, mena Assad à son appartement, où elle le fit asseoir auprès d’elle. Assad voulut s’en défendre, en disant que cet honneur n’appartenait pas à un esclave.

« À un esclave ! reprit la reine, il n’y a qu’un moment que vous l’étiez : mais vous ne l’êtes plus. Asseyez-vous près de moi, vous dis-je, et racontez-moi votre histoire, car ce que vous avez écrit pour me faire voir votre écriture, et l’insolence de ce marchand d’esclaves, me font comprendre qu’elle doit être extraordinaire. »

Le prince Assad obéit, et quand il fut assis : « Puissante reine, dit-il, Votre Majesté ne se trompe pas, mon histoire est véritablement extraordinaire et plus qu’elle ne pourrait se l’imaginer. Les maux, les tourments incroyables que j’ai soufferts et le genre de mort auquel j’étais destiné, dont elle m’a délivré par sa générosité toute royale, lui feront connaître la grandeur de son bienfait, que je n’oublierai jamais. Mais avant d’entrer dans ce détail, qui fait horreur, elle voudra bien que je prenne l’origine de mes malheurs de plus haut. »

Après ce préambule, qui augmenta la curiosité de Margiane, Assad commença par l’informer de sa naissance royale, de celle de son frère Amgiad, de leur amitié réciproque, de la passion condamnable de leurs belles-mères, changée en une haine des plus odieuses, la source de leur étrange destinée. Il vint ensuite à la colère du roi leur père, à la manière presque miraculeuse de la conservation de leur vie, et enfin à la perte qu’il avait faite de son frère, et à la prison si longue et si douloureuse d’où on ne l’avait fait sortir que pour être immolé sur la montagne du feu.

Quand Assad eut achevé son discours, la reine Margiane, animée plus que jamais contre les adorateurs du feu : « Prince, lui dit-elle, nonobstant l’aversion que j’ai toujours eue contre les adorateurs du feu, je n’ai pas laissé d’avoir beaucoup d’humanité pour eux ; mais après le traitement barbare qu’ils vous ont fait, et leur dessein exécrable de faire une victime de votre personne à leur feu, je leur déclare dès à présent une guerre implacable. » Elle voulait s’étendre davantage sur ce sujet, mais l’on servit, et elle se mit à table avec le prince Assad, charmée de le voir et de l’entendre, et déjà prévenue pour lui d’une passion dont elle se promettait de trouver bientôt l’occasion de le faire apercevoir. « Prince, lui dit-elle, il faut vous bien récompenser de tant de jeûnes et de tant de mauvais repas que les impitoyables adorateurs du feu vous ont fait faire. Vous avez besoin de nourriture après tant de souffrances ; » et, en lui disant ces paroles et d’autres à peu près semblables, elle lui servait à manger et lui faisait verser à boire coup sur coup. Le repas dura longtemps, et le prince Assad but quelques coups plus qu’il ne pouvait porter.

Quand la table fut levée, Assad eut besoin de sortir, et il prit son temps pour que la reine ne s’en aperçût pas. Il descendit dans la cour, et, comme il eut vu la porte du jardin ouverte, il y entra ; attiré par les beautés dont il était diversifié, il s’y promena un espace de temps. Il alla enfin jusqu’à un jet d’eau qui en faisait le plus grand agrément, il s’y lava les mains et le visage pour se rafraîchir, et en voulant se reposer sur le gazon dont il était bordé, il s’y endormit.

La nuit approchait alors, et Behram, qui ne voulait pas donner lieu à la reine Margiane d’exécuter sa menace, avait déjà levé l’ancre, bien fâché de la perte qu’il avait faite d’Assad, et d’être frustré de l’espérance d’en faire un sacrifice ; il tâchait néanmoins de se consoler sur ce que la tempête était cessée et qu’un vent de terre le favorisait à s’éloigner. Dès qu’il se fut tiré hors du port avec l’aide de sa chaloupe, avant de la tirer dans le vaisseau : « Enfants, dit-il aux matelots qui étaient dedans, attendez, ne remontez pas, je vais vous faire donner les barils pour faire de l’eau, et je vous attendrai sur les bords. » Les matelots, qui ne savaient l’as où ils en pourraient faire, voulurent s’en excuser ; mais comme Behram avait parlé à la reine dans le jardin et qu’il y avait remarqué le jet d’eau : « Allez aborder devant le jardin du palais, reprit-il, passez par-dessus le mur qui n’est qu’à hauteur d’appui, vous trouverez à faire de l’eau suffisamment dans le bassin qui est au milieu du jardin. »

Les matelots allèrent aborder où Behram leur avait marqué, et après qu’ils se furent chargés chacun d’un baril sur l’épaule, en se débarquant, ils passèrent aisément par-dessus le mur. En approchant du bassin, comme ils eurent aperçu un homme couché qui dormait sur le bord, ils s’approchèrent de lui et ils le reconnurent pour Assad. Ils se partagèrent, et pendant que les uns firent quelques barils d’eau, avec le moins de bruit qu’il leur fut possible, sans perdre le temps à les emplir tous, les autres environnèrent Assad et l’observèrent pour l’arrêter, au cas qu’il s’éveillât. Il leur donna le temps, et dès que les barils furent pleins et chargés sur les épaules de ceux qui devaient les emporter, les autres se saisirent de lui, et l’emmenèrent sans lui donner le temps de se reconnaître ; ils le passèrent par-dessus le mur, l’embarquèrent avec leurs barils et le transportèrent au vaisseau à force de rames. Quand ils furent près d’aborder au vaisseau : « Capitaine s’écrièrent-ils avec des éclats de joie, faites jouer vos hautbois et vos tambours : nous vous ramenons votre esclave. ».

Behram, qui ne pouvait comprendre comment ses matelots auraient pu retrouver et reprendre Assad, et qui ne pouvait aussi l’apercevoir dans la chaloupe à cause de la nuit, attendit avec impatience qu’ils fussent remontés sur le vaisseau pour leur demander ce qu’ils voulaient dire ; mais quand il l’eut vu devant ses yeux, il ne put se contenir de joie, et, sans s’informer comment ils s’y étaient pris pour faire une si belle capture, il le fit remettre à la chaîne, et, après avoir fait tirer la chaloupe dans le vaisseau en diligence, il fit force de voile en reprenant la route de la montagne du feu.

La sultane Scheherazade ne passa pas plus outre pour cette nuit. Elle poursuivit la suivante, et dit au sultan des Indes :

Share on Twitter Share on Facebook