CCXV NUIT.

Sire, Sindbad, poursuivant son histoire : « On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr, que ce que nous prenions pour une île était le dos d’une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage ; pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant, le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était levé ; il fit hausser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.

« Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté et tantôt d’un autre ; je disputai contre eux ma vie, tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain, et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine à y monter si quelques racines d’arbres que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort jusqu’à ce qu’il fît grand jour et que le soleil parût.

« Alors, quoique je fusse très-faible à cause du travail de la mer et parce que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine où j’aperçus de loin un cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie ; car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en approchant, que c’était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais, pendant que je la regardais, j’entendis la voix d’un homme qui parlait sous terre. Un moment ensuite cet homme parut, vint à moi et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure ; après quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte où il y avait d’autres personnes, qui ne furent pas moins étonnées de me voir que je l’étais de les trouver là.

« Je mangeai de quelques mets que ces gens me présentèrent ; puis, leur ayant demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils me répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette île ; que chaque année, dans la même saison, ils avaient coutume d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachaient de la manière que je l’avais vu pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortait de la mer ; que le cheval marin, après les avoir couvertes, se mettait en état de les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchaient par leurs cris, et l’obligeaient à rentrer dans la mer ; que, les cavales étant pleines, ils les remenaient, et que les chevaux qui en naissaient étaient destinés pour le roi et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurais péri infailliblement, parce que les habitations étaient éloignées et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide.

« Tandis qu’ils m’entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer comme ils me l’avaient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut ensuite la dévorer ; mais, au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise et alla se replonger dans la mer.

« Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’île avec les cavales, et je les accompagnai. À notre arrivée, le roi Mihrage, à qui je fus présenté, me demanda qui j’étais et par quelle aventure j’étais dans ses états. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps il ordonna qu’on eût soin de moi et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers.

« Comme j’étais marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Je cherchais aussi la compagnie des savants des Indes et je prenais plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchait pas de faire ma cour au roi très-régulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires, qui étaient auprès de sa personne. Ils me faisaient mille questions sur mon pays, et, de mon côté, voulant m’instruire des mœurs ou des lois de leurs états, je leur demandais tout ce qui me semblait mériter ma curiosité.

« Il y a sous la domination du roi Mihrage une île qui porte le nom de Cassel. On m’avait assuré qu’on y entendait toutes les nuits un son de timbales, ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Degial y fait sa demeure. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étaient que d’une coudée, et qui ressemblaient par la tête à des hiboux.

« À mon retour, comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença de décharger les marchandises, et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus, et, après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais, comme j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais. « J’avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d’une île, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n’était autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plus tôt échauffée par le feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença de se mouvoir et de s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. – Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort et qui ne l’est pas, et ces ballots sont mon bien et ma marchandise… » Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais elle continua le lendemain de cette sorte :

Share on Twitter Share on Facebook