CCXVI NUIT.

Sindbad, poursuivant son histoire, dit à la compagnie : « Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand Dieu ! s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ? Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes : j’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les passagers qui étaient sur mon bord l’ont vu comme moi, et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad ! Quelle audace ! À vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une horrible fausseté pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas. – Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. – Hé bien ! reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour.

« Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étais pas un imposteur : car il arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu’ils avaient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même, et, se jetant à mon cou : « Dieu soit loué ! me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ! je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien ; prenez-le ; il est à vous, faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le remerciai, je louai sa probité ; et, pour la reconnaître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai ; mais il les refusa.

Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais, avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloès, du santal, du camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie. »

Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instruments de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger, et, lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures. » Le porteur se retira fort confus de l’honneur et du présent qu’il venait de recevoir. Le récit qu’il en fit au logis fut très-agréable à sa femme et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par l’entremise de Sindbad.

Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant et lui fit mille caresses. Dès que les conviés furent tous arrivés, on servit et l’on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie : « Messieurs, dit-il, je vous prie de me donner audience et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage. Elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes :

SECOND VOYAGE DE SINDBAD LE MARIN.#id___RefHeading___Toc136962329

« J’avais résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus l’honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas longtemps sans m’ennuyer d’une vie oisive ; l’envie de voyager et de négocier par mer me reprit : j’achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditais, et je partis une seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’était connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire, et, après nous être recommandés à Dieu nous commençâmes notre navigation.

« Nous allions d’îles en îles et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour nous descendîmes en une qui était couverte de plusieurs sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte que nous n’y découvrîmes aucune habitation ni même pas une âme. Nous allâmes prendre l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient.

« Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avais porté, et m’assis près d’une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avais ; après quoi le sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis longtemps, mais, quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l’ancre. »

Là, Scheherazade fut obligée d’interrompre son récit parce qu’elle vit que le jour paraissait ; mais la nuit suivante, elle continua de cette manière le second voyage de Sindbad :

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