CCXXIII NUIT.

« J’eus le bonheur, continua Sindbad, de même que plusieurs autres marchands et matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une île qui était devant nous. Nous y trouvâmes des fruits et de l’eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous y reposâmes même la nuit dans l’endroit où la mer nous avait jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L’abattement où nous étions de notre disgrâce nous en avait empêchés.

« Le jour suivant, d’abord que le soleil fut levé nous nous éloignâmes du rivage, et nous avançant dans l’île, nous y aperçûmes des habitations où nous nous rendîmes. À notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très-grand nombre. Ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes, en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs maisons.

« Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même lieu. D’abord on nous fit asseoir et l’on nous servit d’une certaine herbe en nous invitant par signes à en manger. Mes camarades, sans faire réflexion que ceux qui la servaient n’en mangeaient pas, ne consultèrent que leur faim qui les pressait et se jetèrent dessus ces mets avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter, et je m’en trouvai bien, car, peu de temps après, je m’aperçus que l’esprit avait tourné à mes compagnons, et qu’en me parlant ils ne savaient ce qu’ils disaient.

« On nous servit ensuite du riz préparé avec de l’huile de cocos, et mes camarades, qui n’avaient plus de raison, en mangèrent extraordinairement. J’en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs nous avaient d’abord présenté de cette herbe pour nous troubler l’esprit et nous ôter par là le chagrin que la triste connaissance de notre sort nous devait causer, et ils nous donnaient du riz pour nous engraisser. Comme ils étaient anthropophages, leur intention était de nous manger quand nous serions devenus gras. C’est ce qui arriva à mes camarades, qui ignorèrent leur destinée parce qu’ils avaient perdu leur bon sens. Puisque j’avais conservé le mien, vous jugez bien, seigneurs, qu’au lieu d’engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que je n’étais. La crainte de la mort dont j’étais incessamment frappé tournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai dans une langueur qui me fut fort salutaire, car les noirs ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent là, et me voyant sec, décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps.

« Cependant j’avais beaucoup de liberté, et l’on ne prenait presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu de m’éloigner un jour des habitations des noirs, et de me sauver. Un vieillard qui m’aperçut, et qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ; mais, au lieu de lui obéir je redoublai mes pas et je fus bientôt hors de sa vue. Il n’y avait alors que ce vieillard dans les habitations, tous les autres noirs s’étaient absentés, et ne devaient revenir que sur la fin du jour, ce qu’ils avaient coutume de faire assez souvent. C’est pourquoi étant assuré qu’ils ne seraient plus à temps de courir après moi lorsqu’ils apprendraient ma fuite, je marchai jusqu’à la nuit, que je m’arrêtai pour prendre un peu de repos et manger de quelques vivres dont j’avais fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin, et continuai de marcher pendant sept jours en évitant les endroits qui me paraissaient habités. Je vivais de cocos, qui me fournissaient en même temps de quoi boire et de quoi manger.

« Le huitième jour, j’arrivai près de la mer, et j’aperçus tout à coup des gens blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avait là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, et je ne fis nulle difficulté de m’approcher d’eux. »

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit, et la suivante elle poursuivit dans ces termes :

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