CCXXVIII NUIT.

« Nonobstant mon évanouissement, dit Sindbad, l’incommode vieillard demeura toujours attaché à mon cou ; il écarta seulement un peu les jambes pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçait de nous arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions ; il ne quittait point prise pendant le jour, et quand je voulais me reposer la nuit, il s’étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon cou. Tous les matins il ne manquait pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite, il me faisait lever et marcher en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, messeigneurs, la peine que j’avais de me voir chargé de ce fardeau sans pouvoir m’en défaire.

« Un jour que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches, qui étaient tombées d’un arbre qui en portait, j’en pris une assez grosse, et, après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisin, fruit que l’île produisait en abondance et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là je pris la calebasse, et la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier pour quelque temps le chagrin mortel dont j’étais accablé. Cela me donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui que je me mis à chanter et à sauter en marchant.

« Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avait produit en moi, et que je le portais plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire : je lui présentai la calebasse, il la prit, et comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière goutte. Il y en avait assez pour l’enivrer : aussi s’enivra-t-il, et bientôt la fumée du vin lui montant à la tête, il commença de chanter à sa manière et de se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se donnait lui firent rendre ce qu’il avait dans l’estomac, et ses jambes se relâchèrent peu à peu, de sorte que, voyant qu’il ne me serrait plus, je le jetai par terre, où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très-grosse pierre et lui en écrasai la tête.

« Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers le bord de la mer, où je rencontrai des gens d’un navire qui venait de mouiller là pour faire de l’eau et prendre en passant quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés de me voir et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé. Il n’a jamais abandonné ceux dont il s’était rendu maître, qu’après les avoir étouffés ; et il a rendu cette île fameuse par le nombre des personnes qu’il a tuées. Les matelots et les marchands qui y descendaient n’osaient s’y avancer qu’en bonne compagnie. »

« Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir lorsqu’il apprit tout ce qui m’était arrivé. Il remit à la voile, et après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande ville, dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres.

« Un des marchands du vaisseau, qui m’avait pris en amitié, m’obligea de l’accompagner, et me conduisit dans un logement destiné pour servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ; ensuite m’ayant recommandé à quelques gens de la ville qui avaient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux amasser du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens.

« Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort droits, et dont le tronc était si lisse qu’il n’était pas possible de s’y prendre pour monter jusqu’aux branches où était le fruit. Tous les arbres étaient des arbres de cocos dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec une agilité surprenante. »

Scheherazade voulait poursuivre ; mais le jour qui paraissait l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :

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