CCXXIX NUIT.

« Les marchands avec qui j’étais, continua Sindbad, amassèrent des pierres et les jetèrent de toute leur force au haut des arbres contre les singes. Je suivis leur exemple, et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient les cocos avec ardeur et nous les jetaient avec des gestes qui marquaient leur colère et leur animosité. Nous amassions les cocos et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût été impossible d’avoir autrement.

« Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la ville, où le marchand qui m’avait envoyé à la forêt me donna la valeur du sac de cocos que j’avais apporté : « Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose jusqu’à ce que vous ayez gagné de quoi vous reconduire chez vous. Je le remerciai du bon conseil qu’il me donnait, et insensiblement je fis un si grand amas de cocos que j’en avais pour une somme considérable.

« Le vaisseau sur lequel j’étais venu avait fait voile avec des marchands qui l’avaient chargé de cocos qu’ils avaient achetés. J’attendis l’arrivée d’un autre, qui aborda bientôt au port de la ville pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tous les cocos qui m’appartenaient, et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du marchand à qui j’avais tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec moi parce qu’il n’avait pas encore achevé ses affaires.

« Nous mîmes à la voile et primes la route de l’île où le poivre croît en plus grande abondance. De là nous gagnâmes l’île de Comari, qui porte la meilleure espèce de bois d’aloès, et dont les habitants se sont fait une loi inviolable de ne pas boire de vin, ni de souffrir aucun lieu de débauche. J’échangeai mon coco en ces deux îles contre du poivre et du bois d’aloès, et me rendis, avec d’autres marchands à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gages pour mon compte. Ils m’en pêchèrent un grand nombre de très-grosses et de très-parfaites. Je me remis en mer avec joie sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très-grosses sommes d’argent, du poivre, du bois d’aloès et des perles que j’avais apportés. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu’au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues dans toutes sortes de divertissements. »

Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée comme les jours précédents, demanda audience et fit le récit de son sixième voyage de la manière que je vais vous le raconter :

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« Messeigneurs, leur dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir comment, après avoir fait cinq naufrages et avoir essuyé tant de périls, je pus me résoudre encore à tenter la fortune et à chercher de nouvelles disgrâces. J’en suis étonné moi-même quand j’y fais réflexion, et il fallait assurément que j’y fusse entraîné par mon étoile. Quoi qu’il en soit, au bout d’une année de repos, je me préparai à faire un sixième voyage malgré les prières de mes parents et de mes amis, qui firent tout ce qui leur fut possible pour me retenir.

« Au lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai encore une fois par plusieurs provinces de la Perse et des Indes, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai sur un bon navire, dont le capitaine était résolu à faire une longue navigation. Elle fut très-longue, à la vérité, mais en même temps si malheureuse que le capitaine et le pilote perdirent leur route, de manière qu’ils ignoraient où nous étions. Ils la reconnurent enfin ; mais nous n’eûmes pas sujet de nous en réjouir, tout ce que nous étions de passagers ; et nous fûmes un jour dans un étonnement extrême de voir le capitaine quitter son poste en poussant des cris. Il jeta son turban par terre, s’arracha la barbe et se frappa la tête comme un homme à qui le désespoir a troublé l’esprit. Nous lui demandâmes pourquoi il s’affligeait ainsi : « Je vous annonce, nous répondit-il, que nous sommes dans l’endroit de la mer le plus dangereux. Un courant très-rapide emporte le navire, et nous allons tous périr dans moins d’un quart d’heure. Priez Dieu qu’il nous délivre de ce danger : nous ne saurions en échapper, s’il n’a pitié de nous. » À ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles ; mais les cordages se rompirent dans la manœuvre, et le navire, sans qu’il fût possible d’y remédier, fut emporté par le courant au pied d’une montagne inaccessible, où il échoua et se brisa, de manière pourtant qu’en sauvant nos personnes, nous eûmes encore le temps de débarquer nos vivres et nos plus précieuses marchandises.

« Cela étant fait, le capitaine nous dit : « Dieu vient de faire ce qui lui a plu. Nous pouvons nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le dernier adieu, car nous sommes dans un lieu si funeste, que personne de ceux qui y ont été jetés avant nous ne s’en est retourné chez soi. » Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous embrassâmes les uns les autres, les larmes aux yeux, en déplorant notre malheureux sort.

« La montagne au pied de laquelle nous étions faisait la côte d’une île fort longue et très-vaste. Cette côte étant toute couverte de débris de vaisseaux qui y avaient fait naufrage ; et par une infinité d’ossements qu’on y rencontrait d’espace en espace et qui nous faisaient horreur, nous jugeâmes qu’il s’y était perdu bien du monde. C’est aussi une chose presque incroyable que la quantité de marchandises et de richesses qui se présentaient à nos yeux de toutes parts. Tous ces objets ne servirent qu’à augmenter la désolation où nous étions. Au lieu que partout ailleurs les rivières sortent de leur lit pour se jeter dans la mer, tout au contraire, une grosse rivière d’eau douce s’éloigne de la mer et pénètre dans la côte au travers d’une grotte obscure dont l’ouverture est extrêmement haute et large. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce lieu, c’est que les pierres de la montagne sont de cristal, de rubis ou d’autres pierres précieuses. On y voit aussi la source d’une espèce de poix ou de bitume qui coule dans la mer, que les poissons avalent et rendent ensuite changé en ambre gris, que les vagues rejettent sur la grève, qui en est couverte. Il y croît aussi des arbres dont la plupart sont de bois d’aloès, qui ne cèdent point en bonté à ceux de Comari.

« Pour achever la description de cet endroit, qu’on peut appeler un gouffre, puisque jamais rien n’en revient, il n’est pas possible que les navires puissent s’en écarter lorsqu’une fois ils s’en sont approchés à une certaine distance. S’ils y sont poussés par un vent de mer, le vent et le courant les perdent, et s’ils s’y trouvent lorsque le vent de terre souffle, ce qui pourrait favoriser leur éloignement, la hauteur de la montagne l’arrête et cause un calme qui laisse agir le courant qui les emporte contre la côte, où ils se brisent comme le nôtre y fut brisé. Pour surcroît de disgrâce, il n’est pas possible de gagner le sommet de la montagne et de se sauver par aucun endroit.

« Nous demeurâmes sur le rivage comme des gens qui ont perdu l’esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D’abord nous avions partagé nos vivres également : ainsi, chacun vécut plus ou moins longtemps que les autres, selon son tempérament et suivant l’usage qu’il fit de ses provisions. »

Scheherazade cessa de parler, voyant que le jour commençait à paraître. Le lendemain, elle continua de cette sorte le récit du sixième voyage de Sindbad :

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