CCXXX NUIT.

« Ceux qui moururent les premiers, poursuivit Sindbad, furent enterrés par les autres : pour moi, je rendis les derniers devoirs à tous mes compagnons, et il ne faut pas s’en étonner, car, outre que j’avais mieux ménagé qu’eux les provisions qui m’étaient tombées en partage, j’en avais encore en particulier d’autres dont je m’étais bien gardé de faire part à mes camarades. Néanmoins, lorsque j’enterrai le dernier, il me restait si peu de vivres, que je jugeai que je ne pourrais pas aller loin : de sorte que je creusai moi-même mon tombeau, résolu de me jeter dedans, puisque personne ne vivait pour m’enterrer. Je vous avouerai qu’en m’occupant de ce travail, je ne pus m’empêcher de me représenter que j’étais la cause de ma perte, et de me repentir de m’être engagé dans ce dernier voyage. Je n’en demeurai pas même aux réflexions : je m’ensanglantai les mains à belles dents, et peu s’en fallut que je ne hâtasse ma mort.

« Mais Dieu eut encore pitié de moi et m’inspira la pensée d’aller jusqu’à la rivière, qui se perdait sous la voûte de la grotte. Là, après avoir examiné la rivière avec beaucoup d’attention, je dis en moi même : « Cette rivière qui se cache ainsi sous la terre en doit sortir par quelque endroit. En construisant un radeau et m’abandonnant dessus au courant de l’eau, j’arriverai à une terre habitée, ou je périrai : si je péris, je n’aurai fait que changer de genre de mort ; si je sors, au contraire, de ce lieu fatal, non seulement j’éviterai la triste destinée de mes camarades, je trouverai peut-être une nouvelle occasion de m’enrichir. Que sait-on si la fortune ne m’attend pas au sortir de cet affreux écueil pour me dédommager de mon naufrage avec usure ? »

« Je n’hésitai pas de travailler au radeau après ce raisonnement ; je le fis de bonnes pièces de bois et de gros câbles, car j’en avais à choisir ; je les liai ensemble si fortement, que j’en fis un petit bâtiment assez solide. Quand il fut achevé, je le chargeai de quelques ballots de rubis, d’émeraudes, d’ambre gris, de cristal de roche et d’étoffes précieuses. Ayant mis toutes ces choses en équilibre et les ayant bien attachées, je m’embarquai sur le radeau avec deux petites rames que je n’avais pas oublié de faire, et me laissant aller au cours de la rivière, je m’abandonnai à la volonté de Dieu.

« Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus de lumière et le fil de l’eau m’entraîna sans que je pusse remarquer où il m’emportait. Je voguai quelques jours dans cette obscurité, sans jamais apercevoir le moindre rayon de lumière. Je trouvai une fois la voûte si basse qu’elle pensa me blesser à la tête, ce qui me rendit fort attentif à éviter un pareil danger. Pendant ce temps-là je ne mangeais des vivres qui me restaient qu’autant qu’il en fallait naturellement pour soutenir ma vie. Mais, avec quelque frugalité que je pusse vivre, j’achevai de consumer mes provisions. Alors, sans que je pusse m’en défendre, un doux sommeil vint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis longtemps ; mais, en me réveillant, je me vis avec surprise dans une vaste campagne, au bord d’une rivière où mon radeau était attaché et au milieu d’un grand nombre de noirs. Je me levai dès que je les aperçus, et je les saluai. Ils me parlèrent, mais je n’entendais pas leur langage.

« En ce moment je me sentis si transporté de joie, que je ne savais si je devais me croire éveillé. Étant persuadé que je ne dormais pas, je m’écriai et récitai ces vers arabes : « Invoque la Toute-Puissance, elle viendra à ton secours. Il n’est pas besoin que tu t’embarrasses d’autre chose. Ferme l’œil, et, pendant que tu dormiras, Dieu changera ta fortune de mal en bien. »

« Un des noirs, qui entendait l’arabe, m’ayant ouï parler ainsi, s’avança et prit la parole : « Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes venus arroser aujourd’hui nos champs de l’eau de ce fleuve qui sort de la montagne voisine, en la détournant par de petits canaux. Nous avons remarqué que l’eau emportait quelque chose ; nous sommes vite accourus pour voir ce que c’était, et nous avons trouvé que c’était ce radeau ; aussitôt l’un de nous s’est jeté à la nage et l’a amené. Nous l’avons arrêté et attaché comme vous le voyez, et nous attendions que vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de nous raconter votre histoire, qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous vous êtes hasardé sur cette eau, et d’où vous venez. » Je leur répondis qu’ils me donnassent premièrement à manger, et qu’après cela je satisferais leur curiosité.

« Ils me présentèrent plusieurs sortes de mets, et quand j’eus contenté ma faim, je leur fis un rapport fidèle de tout ce qui m’était arrivé, ce qu’ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j’eus fini mon discours : « Voilà, me dirent-ils par la bouche de l’interprète qui leur avait expliqué ce que je venais de dire, voilà une histoire des plus surprenantes ! Il faut que vous veniez en informer le roi vous-même. La chose est trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que par celui à qui elle est arrivée. » Je leur repartis que j’étais prêt à faire ce qu’ils voudraient.

« Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval, que l’on amena peu de temps après. Ils me firent monter dessus, et, pendant qu’une partie marcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui étaient les plus robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau tel qu’il était avec les ballots, et commencèrent à me suivre. »

Scheherazade, à ces paroles, fut obligée d’en demeurer là parce que le jour parut. Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et parla dans ces termes :

Share on Twitter Share on Facebook