CCXXXII NUIT.

« Je pris la lettre du roi de Serendib, continua Sindbad, et j’allai me présenter à la porte du commandeur des croyants, suivi de la belle esclave et des personnes de ma famille, qui portaient les présents dont j’étais chargé. Je dis le sujet qui m’amenait, et aussitôt l’on me conduisit devant le trône du calife. Je lui fis la révérence en me prosternant, et, après lui avoir fait une harangue très-concise, je lui présentai la lettre et le présent. Lorsqu’il eut lu ce que lui mandait le roi de Serendib, il me demanda s’il était vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche qu’il le marquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois, et, après m’être relevé : « Commandeur des croyants, lui répondis-je, je puis assurer Votre Majesté qu’il n’exagère pas ses richesses et sa grandeur, j’en suis témoin. Rien n’est plus capable de causer de l’admiration que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince veut paraître en public, on lui dresse un trône sur un éléphant, où il s’assied, et il marche au milieu de deux files composées de ses ministres, de ses favoris et d’autres gens de sa cour. Devant lui, sur le même éléphant, un officier tient une lance d’or à la main, et derrière le trône un autre est debout qui porte une colonne d’or au haut de laquelle est une émeraude longue d’environ un demi-pied et grosse d’un pouce. Il est précédé d’une garde de mille hommes habillés de drap d’or et de soie, et montés sur des éléphants richement caparaçonnés.

« Pendant que le roi est en marche, l’officier qui est devant lui sur le même éléphant, crie de temps en temps à haute voix : « Voici le grand monarque, le puissant et redoutable sultan des Indes, dont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui possède vingt mille couronnes de diamants. Voici le monarque couronné, plus grand que ne furent jamais le grand Solima et le grand Mihrage. »

« Après qu’il a prononcé ces paroles, l’officier qui est derrière le trône crie à son tour : « Ce monarque si grand et si puissant doit mourir, doit mourir, doit mourir. » L’officier de devant reprend et crie ensuite : « Louange à celui qui vit et ne meurt pas ! »

« D’ailleurs le roi de Serendib est si juste qu’il n’y a pas de juges dans sa capitale, non plus que dans le reste de ses états ; ses peuples n’en ont pas besoin : ils savent et ils observent d’eux-mêmes exactement la justice et ne s’écartent jamais de leur devoir. Ainsi, les tribunaux et les magistrats sont inutiles chez eux. » Le calife fut fort satisfait de mon discours : « La sagesse de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre, et, après ce que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de ses peuples, et ses peuples dignes d’elle. » À ces mots, il me congédia et me renvoya avec un riche présent. »

Sindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retirèrent : mais Hindbad reçut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le jour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier voyage dans ces termes :

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« Au retour de mon sixième voyage, j’abandonnai absolument la pensée d’en faire jamais d’autres. Outre que j’étais dans un âge qui ne demandait plus que du repos, je m’étais bien promis de ne plus m’exposer aux périls que j’avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu’à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais nombre d’amis, un de mes gens me vint avertir qu’un officier du calife me demandait. Je sortis de table et allai au-devant de lui : « Le calife, me dit-il, m’a chargé de venir vous dire qu’il veut vous parler. » Je suivis au palais l’officier, qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. « Sindbad, me dit-il, j’ai besoin de vous ; il faut que vous me rendiez un service : que vous alliez porter ma réponse et mes présents au roi de Serendib. Il est juste que je lui rende la civilité qu’il m’a faite. »

« Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi : « Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m’ordonnera Votre Majesté ; mais je la supplie très-humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j’ai souffertes ; j’ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. » De là je pris occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu’il eut la patience d’écouter jusqu’à la fin.

« D’abord que j’eus cessé de parler : « J’avoue, dit-il, que voilà des événements bien extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas qu’ils vous empêchent de faire, pour l’amour de moi, le voyage que je vous propose. Il ne s’agit que d’aller à l’île de Serendib vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir ; mais il y faut aller, car vous voyez bien qu’il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité d’être redevable au roi de cette île. » Comme je vis que le calife exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étais prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie et me fit donner mille sequins pour les frais de mon voyage.

« Je me préparai en peu de jours à mon départ, et sitôt qu’on m’eût livré les présents du calife avec une lettre de sa propre main, je partis et pris la route de Balsora, où je m’embarquai. Ma navigation fut très-heureuse : j’arrivai à l’île de Serendib. Là j’exposai aux ministres la commission dont j’étais chargé, et les priai de me faire donner audience incessamment : ils n’y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur ; j’y saluai le roi en me prosternant selon la coutume.

« Ce prince me reconnut d’abord, et me témoigna une joie toute particulière de me revoir : « Ah ! Sindbad, me dit-il, soyez le bienvenu. Je vous jure que j’ai songé à vous très-souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. » Je lui fis mon compliment, et après l’avoir remercié de la bonté qu’il avait pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu’il reçut avec toutes les marques d’une grande satisfaction.

« Le calife lui envoyait un lit complet de drap d’or, estimé mille sequins : cinquante robes d’une très-riche étoffe ; cent autres de toile blanche la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa et d’Alexandrie ; un autre lit cramoisi et un autre encore d’une autre façon ; un vase d’agate plus large que profond, épais d’un doigt et ouvert d’un demi-pied, dont le fond représentait en bas-relief un homme, un genou en terre, qui tenait un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion ; et lui envoyait enfin une riche table que l’on croyait, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife était conçue en ces termes :

« Salut, au nom du souverain guide du droit chemin, au puissant et heureux sultan, de la part d’Abdallah Haroun Alraschid, que Dieu a placé dans le lieu d’honneur après ses ancêtres d’heureuse mémoire !

Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci, émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus vous connaîtrez notre bonne intention, et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. »

« Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondait à l’amitié qu’il lui avait témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que je n’eus pas peu de peine à obtenir. Je l’obtins enfin, et le roi, en me congédiant, me fit un présent très-considérable. Je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m’en retourner à Bagdad ; mais je n’eus pas le bonheur d’y arriver comme je l’espérais, et Dieu en disposa autrement.

« Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre vaisseau, qu’on n’y était nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves. »

Le jour qui paraissait imposa silence à Scheherazade. Le lendemain, elle reprit la suite de cette histoire.

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