CCXXXIII NUIT.

Sire, dit-elle au Sultan des Indes, Sindbad continuant de raconter les aventures de son dernier voyage : « Après que les corsaires, poursuivit-il, nous eurent tous dépouillés, et qu’ils nous eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande île fort éloignée où ils nous vendirent.

« Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plutôt acheté qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’était pas encore bien informé qui j’étais, il me demanda si je ne savais pas quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître, que je n’étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m’avaient vendu, m’avaient enlevé tout ce que j’avais. « Mais, dites-moi, reprit-il, si vous ne pourriez pas tirer de l’arc ? » Je lui repartis que c’était un des exercices de ma jeunesse, et que je ne l’avais pas oublié depuis.

Alors il me donna un arc et des flèches, et m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l’étendue était très-vaste. Nous y entrâmes fort avant, et lorsqu’il jugea à propos de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre : « Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants que vous verrez passer ; car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S’il en tombe quelqu’un, venez m’en donner avis. » Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre à l’affût pendant toute la nuit.

« Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps là ; mais le lendemain, d’abord que le soleil fut levé, j’en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt, et me laissèrent la liberté d’aller avertir mon patron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d’un bon repas, loua mon adresse et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avais tué. Mon patron se proposait de revenir lorsque l’animal serait pourri et d’enlever les dents pour en faire commerce.

« Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à l’affût sur un même arbre ; je me plaçais tantôt sur l’un et tantôt sur l’autre. Un matin, que j’attendais l’arrivée des éléphants, je m’aperçus, avec un extrême étonnement, qu’au lieu de passer devant moi en traversant la forêt comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en était couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où j’étais monté, et l’environnèrent, tous la trompe étendue et les yeux attachés sur moi. À ce spectacle étonnant, je restai immobile et saisi d’une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains.

« Je n’étais pas agité d’une crainte vaine : après que les éléphants m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre par le bas avec sa trompe, et fit un si puissant effort qu’il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre, mais l’animal me prit avec sa trompe et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que vif avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres, qui le suivaient en troupe, et me porta jusqu’à un endroit où m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l’accompagnaient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étais ; je croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphants, je me levai et je remarquai que j’étais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d’ossements et de dents d’éléphants. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière, et qu’ils ne m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d’avoir leurs dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la ville, et après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route, ce qui me fit connaître qu’ils s’étaient éloignés plus avant dans la forêt pour laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline.

« Dès que mon patron m’aperçut : « Ah ! Pauvre Sindbad, me dit-il, j’étais dans une grande peine de savoir ce que tu pouvais être devenu. J’ai été à la forêt : j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je désespérais de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? » Je satisfis sa curiosité ; et le lendemain, étant allés tous deux à la colline, il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit. Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus, de tout ce qu’il pouvait porter de dents, et lorsque nous fûmes de retour : « Mon frère, me dit-il, car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m’enrichir, Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités. Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre.

« Les éléphants de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques conseils que nous leur donnons, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie et n’a fait cette grâce qu’à vous seul. C’est une marque qu’il vous chérit, et qu’il a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent, qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute la ville à faire votre fortune ; mais c’est une gloire que je veux avoir moi seul. »

« À ce discours obligeant, je répondis : « Patron, Dieu vous conserve ! La liberté que vous m’accordez suffit pour vous acquitter envers moi ; et pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. – Hé bien ! répliqua-t-il, le moçon nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous renverrai alors et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. » Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venait de me donner et des bonnes intentions qu’il avait pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le moçon, et pendant ce temps-là nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose ; car cela ne leur fut pas longtemps caché. »

À ces paroles, Scheherazade, apercevant la pointe du jour, cessa de poursuivre son discours. Elle le reprit la nuit suivante et dit au sultan des Indes :

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