CLVII NUIT

« Sire, quand les gardes, poursuivit le barbier, eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce magistrat lui dit : « Je vous demande où vous avez pris tous les meubles que vous fîtes porter hier chez vous.

– Seigneur, répondit Alnaschar, je suis prêt à vous dire la vérité ; mais permettez-moi auparavant d’avoir recours à votre clémence, et de vous supplier de me donner votre parole qu’il ne me sera rien fait.

– Je vous la donne, répliqua le juge. » Alors mon frère lui raconta sans déguisement tout ce qui lui était arrivé, et tout ce qu’il avait fait depuis que la vieille était venue faire sa prière chez lui, jusqu’à ce qu’il ne trouva plus la jeune dame dans la chambre où il l’avait laissée après avoir tué le noir, l’esclave grecque et la vieille. À l’égard de ce qu’il avait fait emporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une partie pour le récompenser des cinq cents pièces d’or qu’on lui avait volées.

« Le juge, sans rien promettre à mon frère, envoya chez lui quelques-uns de ses gens pour enlever tout ce qu’il y avait ; et lorsqu’on lui eut rapporté qu’il n’y restait plus rien, et que tout avait été mis dans son garde-meuble, il commanda aussitôt à mon frère de sortir de la ville, et de n’y revenir de sa vie ; parce qu’il craignait que, s’il y demeurait, il n’allât se plaindre de son injustice au calife. Cependant Alnaschar obéit à l’ordre sans murmurer, et sortit de la ville pour se réfugier dans une autre. En chemin, il fut rencontré par des voleurs qui le dépouillèrent et le mirent nu comme la main. Je n’eus pas plus tôt appris cette fâcheuse nouvelle, que je pris un habit et allai le trouver où il était. Après l’avoir consolé le mieux qu’il me fut possible, je le ramenai et le fis entrer secrètement dans la ville, où j’en eus autant de soin que de mes autres frères.

HISTOIRE DU SIXIÈME FRÈRE DU BARBIER.#id___RefHeading___Toc136962249

« Il ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon sixième frère, appelé Schacabac, aux lèvres fendues. Il avait eu d’abord l’industrie de bien faire valoir les cent drachmes d’argent qu’il avait eues en partage de même que ses autres frères ; de sorte qu’il s’était vu fort à son aise ; mais un revers de fortune le réduisit à la nécessité de demander sa vie. Il s’en acquittait avec adresse, et il s’étudiait surtout à se procurer l’entrée des grandes maisons par l’entremise des officiers et des domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres, et s’attirer leur compassion.

« Un jour qu’il passait devant un hôtel magnifique, dont la porte élevée laissait voir une cour très-spacieuse où il y avait une foule de domestiques, il s’approcha de l’un d’entre eux et lui demanda à qui appartenait cet hôtel. « Bon homme, lui répondit le domestique, d’où venez-vous, pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connaître que c’est l’hôtel d’un Barmécide ? » Mon frère, à qui la générosité et la libéralité des Barmécides étaient connues, s’adressa aux portiers, car il y en avait plus d’un, et les pria de lui donner l’aumône. » Entrez, lui dirent-ils, personne ne vous empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la maison, il vous renverra content. »

« Mon frère ne s’attendait pas à tant d’honnêteté ; il en remercia les portiers, et entra avec leur permission dans l’hôtel, qui était si vaste, qu’il mit beaucoup de temps à gagner l’appartement du Barmécide. Il pénétra enfin jusqu’à un grand bâtiment en carré d’une très-belle architecture, et entra par un vestibule qui lui fit découvrir un jardin des plus propres avec des allées de cailloux de différentes couleurs qui réjouissaient la vue. Les appartements d’en bas, qui régnaient à l’entour, étaient presque tous à jour. Ils se fermaient avec de grands rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvrait pour prendre le frais quand la chaleur était passée.

« Un lieu si agréable aurait causé de l’admiration à mon frère, s’il eût eu l’esprit plus content qu’il ne l’avait. Il avança et entra dans une salle richement meublée et ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur, où il aperçut un homme vénérable avec une longue barbe blanche, assis sur un sofa à la place d’honneur, ce qui lui fit juger que c’était le maître de la maison. En effet, c’était le seigneur Barmécide lui-même, qui lui dit d’une manière obligeante qu’il était le bienvenu, et qui lui demanda ce qu’il souhaitait. « Seigneur, lui répondit mon frère d’un air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui a besoin de l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme vous. » Il ne pouvait mieux s’adresser qu’à ce seigneur qui était recommandable par mille qualités.

« Le Barmécide parut étonné de la réponse de mon frère, et portant ses deux mains à son estomac, comme pour déchirer son habit en signe de douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il, que je sois à Bagdad et qu’un homme tel que vous soit dans la nécessité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis souffrir. » À ces démonstrations, mon frère, prévenu qu’il allait lui donner une marque singulière de sa libéralité, lui donna mille bénédictions et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera pas dit, reprit le Barmécide, que je vous abandonne, et je ne prétends pas non plus que vous m’abandonniez.

– Seigneur, répliqua mon frère, je vous jure que je n’ai rien mangé d’aujourd’hui.

– Est-il bien vrai, repartit le Barmécide, que vous soyez à jeun à l’heure qu’il est ? Hélas ! le pauvre homme, il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il en élevant la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau, que nous nous lavions les mains. » Quoique aucun garçon ne parût et que mon frère ne vit ni bassin ni eau, le Barmécide, néanmoins, ne laissa pas de se frotter les mains comme si quelqu’un eût versé de l’eau dessus, et en faisant cela il disait à mon frère : « Approchez donc, lavez-vous avec moi. » Schacabac jugea bien par là que le seigneur Barmécide aimait à rire, et comme il entendait lui-même raillerie, et qu’il n’ignorait pas la complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches, s’ils en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui.

« Allons, dit alors le Barmécide, qu’on apporte à manger et qu’on ne nous fasse point attendre. » En achevant ces paroles, quoiqu’on n’eût rien apporté, il commença de faire comme s’il eût pris quelque chose dans un plat, de porter à sa bouche et de mâcher à vide en disant à mon frère : « Mangez, mon hôte, je vous en prie, agissez aussi librement que si vous étiez chez vous. Mangez donc ; pour un homme affamé il me semble que vous faites la petite bouche.

– Pardonnez-moi, Seigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes, vous voyez que je ne perds pas de temps et que je fais assez bien mon devoir.

– Que dites-vous de ce pain ? reprit le Barmécide ; ne le trouvez-vous pas excellent ?

– Ah ! Seigneur, repartit mon frère, qui ne voyait pas plus de pain que de viande, jamais je n’en ai mangé de si blanc et de si délicat.

– Mangez-en donc tout votre soûl, répliqua le seigneur Barmécide ; je vous assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la boulangère qui me fait de si bon pain. »

Scheherazade voulait continuer, mais le jour qui paraissait l’obligea de s’arrêter à ces dernières paroles. La nuit suivante elle poursuivit de cette manière :

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