CLVIII NUIT

« Le Barmécide, dit le barbier, après avoir parlé de l’esclave sa boulangère et vanté son pain, que mon frère ne mangeait qu’en idée, s’écria : « Garçon, apporte-nous un autre plat. Mon brave hôte, dit-il à mon frère, encore qu’aucun garçon n’eût paru, goûtez de ce nouveau mets et me dites si jamais vous avez mangé du mouton cuit avec du blé mondé, qui fût mieux accommodé que celui-là.

– Il est admirable, lui répondit mon frère : aussi je m’en donne comme il faut.

– Que vous me faites de plaisir ! reprit le seigneur Barmécide ; je vous conjure, par la satisfaction que j’ai de vous voir si bien manger, de ne rien laisser de ce mets, puisque vous le trouvez si fort à votre goût. » Peu de temps après, il demanda une oie à la sauce douce, accommodée avec du vinaigre, du miel, des raisins secs, des pois chiches et des figues sèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mouton. « L’oie est bien grasse, dit le Barmécide, mangez-en une cuisse et une aile. Il faut ménager votre appétit, car il vous revient encore beaucoup d’autres choses. » Effectivement, il demanda plusieurs autres plats de différentes sortes, dont mon frère, en mourant de faim, continua de faire semblant de manger ; mais ce qu’il vanta plus que tout le reste, fut un agneau nourri de pistaches, qu’il ordonna qu’on servît, et qui fut servi de même que les plats précédents. « Oh ! pour ce mets, dit le seigneur Barmécide, c’est un mets qu’on ne mange point ailleurs que chez moi : je veux que vous vous en rassasiiez. » En disant cela, il fit comme s’il eût eu un morceau à la main, et l’approchant de la bouche de mon frère : « Tenez, lui dit-il, avalez cela, vous allez juger si j’ai tort de vous vanter ce plat. » Mon frère allongea la tête, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, de le mâcher et de l’avaler avec un extrême plaisir. « Je savais bien, reprit le Barmécide, que vous le trouveriez bon.

– Rien au monde n’est plus exquis, repartit mon frère. Franchement, c’est une chose délicieuse que votre table.

– Qu’on apporte à présent le ragoût, s’écria le Barmécide ; je crois que vous n’en serez pas moins content que de l’agneau. Hé bien ! qu’en pensez-vous ?

– Il est merveilleux, répondit Schacabac ; on y sent tout à la fois l’ambre, le clou de girofle, la muscade, le gingembre, le poivre et les herbes les plus odorantes ; et toutes ces odeurs sont si bien ménagées que l’une n’empêche pas qu’on ne sente l’autre : quelle volupté !

– Faites honneur à ce ragoût, répliqua le Barmécide ; mangez-en donc, je vous en prie. Holà ! garçon, ajouta-t-il en haussant la voix, qu’on nous donne un nouveau ragoût.

– Non pas, s’il vous plaît, interrompit mon frère ; en vérité, Seigneur, il n’est pas possible que je mange davantage : je n’en puis plus.

– « Qu’on desserve donc, dit alors le Barmécide, et qu’on apporte les fruits. » Il attendit un moment, comme pour donner le temps aux officiers de desservir ; après quoi, reprenant la parole : « Goûtez de ces amandes, poursuivit-il, elles sont bonnes et fraîchement cueillies. » Ils firent l’un et l’autre de même que s’ils eussent ôté la peau des amandes et qu’ils les eussent mangées. Après cela, le Barmécide, invitant mon frère à prendre d’autres choses : « Voilà, lui dit-il, de toutes sortes de fruits, des gâteaux, des confitures sèches, des compotes : choisissez ce qu’il vous plaira. Puis, avançant la main comme s’il lui eût présenté quelque chose : Tenez, continua-t-il, voici une tablette excellente pour aider à faire la digestion. » Schacabac fit semblant de prendre et de manger : « Seigneur, dit-il, le musc n’y manque pas.

– Ces sortes de tablettes se font chez moi, répondit le Barmécide, et en cela comme en tout ce qui se fait dans ma maison, rien n’est épargné. » Il excita encore mon frère à manger : « Pour un homme, poursuivit-il, qui étiez encore à jeun lorsque vous êtes entré ici, il me paraît que vous n’avez guère mangé.

– Seigneur, lui repartit mon frère, qui avait mal aux mâchoires à force de mâcher à vide, je vous assure que je suis tellement rempli que je ne saurais manger un seul morceau davantage.

– « Mon hôte, reprit le Barmécide, après avoir si bien mangé, il faut que nous buvions : Vous boirez bien du vin ?

– Seigneur, lui dit mon frère, je ne boirai pas de vin, s’il vous plaît, puisque cela m’est défendu.

– Vous êtes trop scrupuleux, répliqua le Barmécide : faites comme moi.

– J’en boirai donc par complaisance, repartit Schacabac. À ce que je vois, vous voulez que rien ne manque à votre festin. Mais comme je ne suis point accoutumé à boire du vin, je crains de commettre quelque faute contre la bienséance et même contre le respect qui vous est dû : c’est pourquoi je vous prie encore de me dispenser de boire du vin : je me contenterai de boire de l’eau.

– Non, non, dit le Barmécide, vous boirez du vin. » En même temps il commanda qu’on en apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel que la viande et les fruits. Il fit semblant de se verser à boire et de boire le premier ; puis, faisant semblant de verser à boire pour mon frère et de lui présenter le verre : « Buvez à ma santé, lui dit-il ; sachons un peu si vous trouverez ce vin bon. » Mon frère feignit de prendre le verre, de le regarder de près comme pour voir si la couleur du vin était belle, et de se le porter au nez pour juger si l’odeur en était agréable ; puis il fit une profonde inclination de tête au Barmécide pour lui marquer qu’il prenait la liberté de boire à sa santé, et enfin il fit semblant de boire avec toutes les démonstrations d’un homme qui boit avec plaisir : « Seigneur, dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il n’est pas assez fort, ce me semble.

– Si vous en souhaitez qui ait plus de force, répondit le Barmécide, vous n’avez qu’à parler ; il y en a dans ma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de celui-ci. » À ces mots, il fit semblant de verser d’un autre vin à lui-même et puis à mon frère ; et il fit cela tant de fois, que Schacabac, feignant que le vin l’avait échauffé, contrefit l’homme ivre, leva la main, et frappa le Barmécide à la tête si rudement qu’il le renversa par terre. Il voulut même le frapper encore ; mais le Barmécide, présentant la main pour éviter le coup, lui cria ; « Êtes-vous fou ? » Alors mon frère se retenant lui dit : « Seigneur, vous avez eu la bonté de recevoir chez vous votre esclave et de lui donner un grand festin. Vous deviez vous contenter de m’avoir fait manger. Il ne fallait pas me faire boire de vin, car je vous avais bien dit que je pourrais vous manquer de respect. J’en suis très-fâché, et je vous en demande mille pardons. »

« À peine eut-il achevé ces paroles, que le Barmécide, au lieu de se mettre en colère, se prit à rire de toute sa force : « Il y a longtemps, lui dit-il, que je cherche un homme de votre caractère… » Mais, sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, je ne prends pas garde qu’il est jour. Schahriar se leva aussitôt ; et la nuit suivante, la sultane continua de parler dans ces termes :

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