CLXXVII NUIT.

Sire, le joaillier, en se retirant en sa maison, aperçut devant lui, dans la rue, une lettre que quelqu’un avait laissée tomber ; il la ramassa. Comme elle n’était pas cachetée, il l’ouvrit, et trouva qu’elle était conçue dans ces termes :

LETTRE DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE DE PERSE.#id___RefHeading___Toc136962273

« Je viens d’apprendre par ma confidente une nouvelle qui ne me donne pas moins d’affliction que vous en devez avoir. En perdant Ebn Thaher nous perdons beaucoup, à la vérité ; mais que cela ne vous empêche pas, cher prince, de songer à vous conserver. Si notre confident nous abandonne par une terreur panique, considérons que c’est un mal que nous n’avons pu éviter ; il faut que nous nous en consolions. J’avoue qu’Ebn Thaher nous manque dans le temps que nous avions le plus besoin de son secours ; mais munissons-nous de patience contre ce coup imprévu, et ne laissons pas de nous aimer constamment. Fortifiez votre cœur contre cette disgrâce ; on n’obtient pas sans peine ce que l’on souhaite. Ne nous rebutons point ; espérons que le ciel nous sera favorable, et qu’après tant de souffrances, nous verrons l’heureux accomplissement de nos désirs. Adieu. »

Pendant que le joaillier s’entretenait avec le prince de Perse, la confidente avait eu le temps de retourner au palais, et d’annoncer à sa maîtresse la fâcheuse nouvelle du départ d’Ebn Thaher ; Schemselnihar avait aussitôt écrit cette lettre, et renvoyé sa confidente sur ses pas pour la porter au prince incessamment, et la confidente l’avait laissée tomber par mégarde.

Le joaillier fut bien aise de l’avoir trouvée, car elle lui fournissait un beau moyen de se justifier dans l’esprit de la confidente, et de l’amener au point qu’il souhaitait. Comme il achevait de la lire, il aperçut cette esclave qui la cherchait avec beaucoup d’inquiétude, en jetant les yeux de tous côtés. Il la referma promptement et la mit dans son sein ; mais l’esclave prit garde à son action et courut à lui : « Seigneur, lui dit-elle, j’ai laissé tomber la lettre que vous teniez tout à l’heure à la main : je vous supplie de vouloir bien me la rendre. » Le joaillier ne fit pas semblant de l’entendre, et, sans lui répondre, continua son chemin jusqu’en sa maison. Il ne ferma point la porte après lui, afin que la confidente, qui le suivait, y pût entrer. Elle n’y manqua pas ; et lorsqu’elle fut dans sa chambre : « Seigneur, lui dit-elle, vous ne pouvez faire aucun usage de la lettre que vous avez trouvée ; et vous ne feriez pas difficulté de me la rendre, si vous saviez de quelle part elle vient, et à qui elle est adressée. D’ailleurs, vous me permettrez de vous dire que vous ne pouvez pas honnêtement la retenir. »

Avant que de répondre à la confidente, le joaillier la fit asseoir ; après quoi il lui dit : « N’est-il pas vrai que la lettre dont il s’agit est de la main de Schemselnihar, et qu’elle est adressée au prince de Perse ? » L’esclave qui ne s’attendait pas à cette demande, changea de couleur. « La question vous embarrasse, reprit-il ; mais sachez que je ne vous la fais pas par indiscrétion. J’aurais pu vous rendre la lettre dans la rue ; mais j’ai voulu vous attirer ici, parce que je suis bien aise d’avoir un éclaircissement avec vous. Est-il juste, dites-moi, d’imputer un événement fâcheux aux gens qui n’y ont nullement contribué ? C’est pourtant ce que vous avez fait lorsque vous avez dit au prince de Perse que c’est moi qui ai conseillé à Ebn Thaher de sortir de Bagdad pour sa sûreté. Je ne prétends point perdre le temps à me justifier auprès de vous ; il suffit que le prince de Perse soit pleinement persuadé de mon innocence sur ce point. Je vous dirai seulement qu’au lieu d’avoir contribué au départ d’Ebn Thaher, j’en ai été extrêmement mortifié, non pas tant par amitié pour lui, que par compassion de l’état où il laissait le prince, dont il m’avait découvert le commerce avec Schemselnihar. Dès que j’ai été assuré qu’Ebn Thaher n’était plus à Bagdad, j’ai couru me présenter au prince, chez qui vous m’avez trouvé, pour lui apprendre cette nouvelle et lui offrir les mêmes services qu’il lui rendait. J’ai réussi dans mon dessein ; et, pourvu que vous ayez en moi autant de confiance que vous en aviez en Ebn Thaher, il ne tiendra qu’à vous de vous servir utilement de mon entremise. Rendez compte à votre maîtresse de ce que je viens de vous dire, et assurez-la bien que quand je devrais périr en m’engageant dans une intrigue si dangereuse, je ne me repentirai point de m’être sacrifié pour deux amants si dignes l’un de l’autre. »

La confidente, après avoir écouté le joaillier avec beaucoup de satisfaction le pria de pardonner la mauvaise opinion qu’elle avait conçue de lui au zèle qu’elle avait pour les intérêts de sa maîtresse : « J’ai une joie infinie, ajouta-t-elle, de ce que Schemselnihar et le prince retrouvent en vous un homme si propre à remplir la place d’Ebn Thaher. Je ne manquerai pas de bien faire valoir à ma maîtresse la bonne volonté que vous avez pour elle. »

Scheherazade, en cet endroit remarquant qu’il était jour, cessa de parler. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi son discours :

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