CXCI NUIT.

Sire, dit-elle, Dankasch, le génie rebelle à Dieu, poursuivit et dit à Maimoune : « Puisque vous le souhaitez, je vous dirai que je viens des extrémités de la Chine, où elles regardent les dernières îles de cet hémisphère… Mais, charmante Maimoune, dit ici Danhasch, qui tremblait de peur à la présence de cette fée et qui avait de la peine à parler, vous me promettez au moins de me pardonner et de me laisser aller librement quand j’aurai satisfait à vos demandes ?

« – Poursuis, poursuis, maudit, reprit Maimoune, et ne crains rien. Crois-tu que je sois une perfide comme toi, et que je sois capable de manquer au grand serment que je t’ai fait ? Prends bien garde seulement de ne me rien dire qui ne soit vrai : autrement je te couperai les ailes et te traiterai comme tu le mérites. »

Danhasch, un peu rassuré par ces paroles de Maimoune : « Ma chère dame, reprit-il, je ne vous dirai rien que de très-vrai ; ayez seulement la bonté de m’écouter. Le pays de la Chine, d’où je viens, est un des plus grands et des plus puissants royaumes de la terre, d’où dépendent les dernières îles de cet hémisphère dont je vous ai déjà parlé, Le roi d’aujourd’hui s’appelle Gaïour, et ce roi a une fille unique, la plus belle qu’on ait jamais vue dans l’univers depuis que le monde est monde. Ni vous, ni moi, ni les génies de votre parti, ni du mien, ni tous les hommes ensemble, nous n’avons pas de termes propres, d’expressions assez vives ou d’éloquence suffisante pour en faire un portrait qui approche de ce qu’elle est en effet. Elle a les cheveux d’un brun et d’une si grande longueur qu’ils lui descendent beaucoup plus bas que les pieds, et ils sont en si grande abondance, qu’ils ne ressemblent pas mal à une de ces belles grappes de raisin dont les grains sont d’une grosseur extraordinaire, lorsqu’elle les a accommodés en boucles sur sa tête. Au-dessous de ces cheveux, elle a le front aussi uni que le miroir le mieux poli, et d’une forme admirable ; les yeux noirs à fleur de tête, brillants et pleins de feu ; le nez ni trop long ni trop court ; la bouche petite et vermeille ; les dents sont comme deux files de perles qui surpassent les plus belles en blancheur ; et quand elle remue la langue pour parler, elle rend une voix douce et agréable, et elle s’exprime par des paroles qui marquent la vivacité de son esprit. Le plus bel albâtre n’est pas plus blanc que sa gorge. De cette faible ébauche, enfin, vous jugerez aisément qu’il n’y a pas de beauté au monde plus parfaite.

« Qui ne connaîtrait pas bien le roi, père de cette princesse, jugerait, aux marques de tendresse paternelle qu’il lui a données, qu’il en est amoureux. Jamais amant n’a fait pour une maîtresse la plus chérie ce qu’on lui a vu faire pour elle. En effet, la jalousie la plus violente n’a jamais fait imaginer ce que le soin de la rendre inaccessible à tout autre qu’à celui qui doit l’épouser lui a fait inventer et exécuter. Afin qu’elle n’eût pas à s’ennuyer dans la retraite qu’il avait résolu qu’elle gardât, il lui a fait bâtir sept palais, à quoi on n’a jamais rien vu ni entendu de pareil.

« Le premier palais est de cristal de roche ; le second, de bronze ; le troisième, de fin acier ; le quatrième, d’une autre sorte de bronze plus précieux que le premier et que l’acier ; le cinquième, de pierre de touche ; le sixième, d’argent ; et le septième, d’or massif. Il les a meublés d’une somptuosité inouïe, chacun d’une manière proportionnée à la matière dont ils sont bâtis. Il n’a pas oublié, dans les jardins qui les accompagnent, les parterres de gazon ou émaillés de fleurs, les pièces d’eau, les jets d’eau, les canaux, les cascades, les bosquets plantés d’arbres à perte de vue, où le soleil ne pénètre jamais ; le tout d’une ordonnance différente en chaque jardin. Le roi Gaïour, enfin, a fait voir que l’amour paternel seul lui a fait faire une dépense presque immense.

« Sur la renommée de la beauté incomparable de la princesse, les rois voisins les plus puissants envoyèrent d’abord la demander en mariage par des ambassades solennelles. Le roi de Chine les reçut toutes avec le même accueil ; mais comme il ne voulait marier la princesse que de son consentement, et que la princesse n’agréait aucun des partis qu’on lui proposait, si les ambassadeurs se retiraient peu satisfaits quant au sujet de leur ambassade, ils partaient au moins très-contents des civilités et des honneurs qu’ils avaient reçus.

« Sire, disait la princesse au roi de la Chine, vous voulez me marier, et vous croyez par là me faire un grand plaisir. J’en suis persuadée, et je vous en suis très-obligée. Mais où pourrais-je trouver ailleurs que près de Votre Majesté, des palais si superbes et des jardins si délicieux ? J’ajoute que, sous votre bon plaisir, je ne suis contrainte en rien, et qu’on me rend les mêmes honneurs qu’à votre propre personne. Ce sont des avantages que je ne trouverais en aucun autre endroit du monde, à quelque époux que je voulusse me donner. Les maris veulent toujours être les maîtres, et je ne suis pas d’humeur à me laisser commander. »

« Après plusieurs ambassades, il en arriva une de la part d’un roi plus riche et plus puissant que tous ceux qui s’étaient présentés. Le roi de Chine en parla à la princesse sa fille et lui exagéra combien il lui serait avantageux de l’accepter pour époux. La princesse le supplia de vouloir l’en dispenser, et lui apporta les mêmes raisons qu’auparavant. Il la pressa ; mais au lieu de se rendre, la princesse perdit le respect qu’elle devait au roi son père : « Sire, lui dit-elle en colère, ne me parlez plus de ce mariage, ni d’aucun autre, sinon je m’enfoncerai le poignard dans le sein et me délivrerai de vos importunités. »

« Le roi de la Chine, extrêmement indigné contre la princesse, lui repartit : « Ma fille, vous êtes une folle et je vous traiterai en folle. » En effet, il la fit renfermer dans un appartement d’un des sept palais, et ne lui donna que dix vieilles femmes pour lui tenir compagnie et la servir, dont la principale était sa nourrice. Ensuite, afin que les rois voisins qui lui avaient envoyé des ambassades ne songeassent plus à elle, il leur dépêcha des envoyés pour leur annoncer l’éloignement où elle était pour le mariage. Et comme il ne douta pas qu’elle ne fût véritablement folle, il chargea les mêmes envoyés de faire savoir dans chaque cour que s’il y avait quelque médecin assez habile pour la guérir, il n’avait qu’à venir, et qu’il la lui donnerait pour femme en récompense.

« Belle Maimoune, poursuivit Danhasch, les choses sont en cet état, et je ne manque pas d’aller réglément chaque jour contempler cette beauté incomparable, à qui je serais bien fâché d’avoir fait le moindre mal, nonobstant ma malice naturelle. Venez la voir, je vous en conjure, elle en vaut la peine. Quand vous aurez connu par vous-même que je ne suis pas un menteur, je suis persuadé que vous m’aurez quelque obligation de vous avoir fait voir une princesse qui n’a pas d’égale en beauté. Je suis prêt à vous servir de guide ; vous n’avez qu’à commander. »

Au lieu de répondre à Danhasch, Maimoune fit de grands éclats de rire, qui durèrent longtemps ; et Danhasch, qui ne savait à quoi en attribuer la cause, demeura dans un grand étonnement. Quand elle eut bien ri à plusieurs reprises : « Bon ! bon ! lui dit-elle, tu veux m’en faire accroire. Je croyais que tu allais me parler de quelque chose de surprenant et d’extraordinaire, et tu me parles d’une chassieuse. Eh ! fi ! fi ! que dirais-tu donc, maudit, si tu avais vu comme moi le beau prince, que je viens de voir en ce moment, et que j’aime autant qu’il le mérite ? Vraiment c’est bien autre chose ; tu en deviendrais fou.

« – Agréable Maimoune, reprit Danhasch, oserais-je vous demander qui peut être ce prince dont vous me parlez ? – Sache, lui dit Maimoune, qu’il lui est arrivé à peu près la même chose qu’à la princesse dont tu viens de m’entretenir. Le roi son père voulait le marier à toute force. Après de longues et de grandes importunités, il a déclaré franc et net qu’il n’en ferait rien. C’est la cause pourquoi, à l’heure que je te parle, il est en prison dans une vieille tour où je fais ma demeure, et où je viens de l’admirer.

« – Je ne veux pas absolument vous contredire, repartit Danhasch ; mais, ma belle dame, vous me permettrez bien, jusqu’à ce que j’aie vu votre prince, de croire qu’aucun mortel ni mortelle n’approche de la beauté de ma princesse. – Tais-toi, maudit, répliqua Maimoune ; je te dis encore une fois que cela ne peut pas être. – Je ne veux pas m’opiniâtrer contre vous, ajouta Danhasch ; le moyen de vous convaincre si je dis vrai ou faux, c’est d’accepter la proposition que je vous ai faite de venir voir ma princesse, et de me montrer ensuite votre prince.

« – Il n’est pas besoin que je prenne cette peine, reprit encore Maimoune ; il y a un autre moyen de nous satisfaire l’un et l’autre : c’est d’apporter ta princesse et de la mettre à côté de mon prince sur son lit. De la sorte, il nous sera aisé, à moi et à toi, de les comparer ensemble et de vider notre procès. »

Danhasch consentit à ce que la fée souhaitait, et il voulait retourner à la Chine sur-le-champ. Maimoune l’arrêta. « Attends, lui dit-elle, viens, que je te montre auparavant la tour où tu dois apporter ta princesse. » Ils volèrent ensemble jusqu’à la tour, et quand Maimoune l’eut montrée à Danhasch : « Va prendre ta princesse, lui dit-elle, et fais vite, tu me trouveras ici. Mais, écoute, j’entends au moins que tu me paieras une gageure si mon prince se trouve plus beau que ta princesse, et je veux bien aussi t’en payer une si la princesse est plus belle. »

Le jour, qui se faisait voir assez clairement, obligea Scheherazade de cesser de parler. Elle reprit la suite la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

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