CXCII NUIT.

Sire, Danhasch s’éloigna de la fée, se rendit à la Chine et revint avec une diligence incroyable, chargé de la belle princesse endormie. Maimoune la reçut et l’introduisit dans la chambre du prince Camaralzaman, où ils la posèrent ensemble sur son lit, à côté de lui.

Quand le prince et la princesse furent ainsi à côté l’un de l’autre, il y eut une grande contestation sur la préférence de leur beauté entre le génie et la fée. Ils furent quelque temps à les admirer et à les comparer ensemble sans parler. Danhasch rompit le silence : « Vous le voyez, dit-il à Maimoune, et je vous l’avais bien dit, que ma princesse était plus belle que votre prince. En doutez-vous, présentement ?

« – Comment ! si j’en doute ! reprit Maimoune : oui vraiment, j’en doute. Il faut que tu sois aveugle pour ne pas voir que mon prince l’emporte de beaucoup au-dessus de ta princesse. Ta princesse est belle, je ne le désavoue pas ; mais ne te presse pas, et compare-les bien l’un avec l’autre sans prévention : tu verras que la chose est comme je le dis.

« – Quand je mettrais plus de temps à les comparer davantage, reprit Danhasch, je n’en penserais pas autrement que ce que j’en pense. J’ai vu ce que je vois du premier coup d’œil, et le temps ne me ferait pas voir autre chose que ce que je vois. Cela n’empêchera pas néanmoins, charmante Maimoune, que je ne vous cède si vous le souhaitez. – Cela ne sera pas ainsi, repartit Maimoune ; je ne veux pas qu’un maudit génie comme toi me fasse de grâce. Je remets la chose à un arbitre, et si tu n’y consens, je prends gain de cause sur ton refus. »

Danhasch, qui était prêt à avoir toute autre complaisance pour Maimoune, n’eut pas plus tôt donné son consentement, que Maimoune frappa la terre de son pied. La terre s’entr’ouvrit, et aussitôt il en sortit un génie hideux, bossu, borgne et boiteux, avec six cornes à la tête, et les mains et les pieds crochus. Dès qu’il fut dehors, que la terre se fut rejointe et qu’il eut aperçu Maimoune, il se jeta à ses pieds, et en demeurant un genou en terre, il lui demanda ce qu’elle souhaitait de son très-humble service.

« Levez-vous, Caschcasch, lui dit-elle (c’était le nom du génie), je vous fais venir ici pour être juge d’une dispute que j’ai avec ce maudit Danhasch. Jetez les yeux sur ce lit, et dites-nous sans partialité qui vous paraît plus beau du jeune homme ou de la jeune dame. »

Caschcasch regarda le prince et la princesse avec des marques d’une surprise et d’une admiration extraordinaires. Après qu’il les eut bien considérés sans pouvoir se déterminer : « Madame, dit-il à Maimoune, je vous avoue que je vous tromperais et que je me trahirais moi-même si je vous disais que je trouve l’un plus beau que l’autre. Plus je les examine, et plus il me semble que chacun possède au souverain degré la beauté qu’ils ont en partage, autant que je puis m’y connaître ; et l’un n’a pas le moindre défaut par où l’on puisse dire qu’il cède à l’autre. Si l’un oul’autre en a quelqu’un, il n’y a, selon mon avis, qu’un moyen pourêtre éclairci : c’est de les éveiller l’un après l’autre, et que vous conveniez que celui qui témoignera plus d’amour par son ardeur, par son empressement et même par son emportement l’un pour l’autre, aura moins de beauté en quelque chose. »

Le conseil de Caschcasch plut également à Maimoune et à Danhasch. Maimoune se changea en puce et sauta au cou de Camaralzaman. Elle le piqua si vivement qu’il s’éveilla et y porta la main ; mais il ne prit rien : Maimoune avait été prompte à faire un saut en arrière et à reprendre sa forme ordinaire, invisible néanmoins comme les deux génies, pour être témoin de ce qu’il allait faire.

En retirant la main, le prince la laissa tomber sur celle de la princesse de la Chine. Il ouvrit les yeux, et il fut dans la dernière surprise de voir une dame couchée près de lui, et une dame d’une si grande beauté. Il leva la tête et s’appuya du coude pour la mieux considérer. La grande jeunesse de la princesse et sa beauté incomparable l’embrasèrent en un instant d’un feu auquel il n’avait pas encore été sensible, et dont il s’était gardé jusqu’alors avec tant d’aversion.

L’amour s’empara de son cœur de la manière la plus vive, et il ne put s’empêcher de s’écrier : « Quelle beauté ! quels charmes ! mon cœur ! mon âme ! » Et en disant ces paroles il la baisa au front, aux deux joues et à la bouche avec si peu de précaution, qu’elle se fût éveillée si elle n’eût dormi plus fort qu’à l’ordinaire par l’enchantement de Danhasch.

« Quoi ! ma belle dame, dit le prince, vous ne vous éveillez pas à ces marques d’amour du prince Camaralzaman ! Qui que vous soyez, il n’est pas indigne du vôtre. » Il allait l’éveiller tout de bon, mais il se retint tout à coup. « Ne serait-ce pas, dit-il en lui même, celle que le sultan mon père voulait me donner en mariage ? Il a eu grand tort de ne me la pas faire voir plus tôt. Je ne l’aurais pas offensé par ma désobéissance et par mon emportement si public contre lui, et il se fût épargné à lui-même la confusion que je lui ai donnée. » Le prince Camaralzaman se repentit sincèrement de la faute qu’il avait commise, et il fut encore sur le point d’éveiller la princesse de Chine. « Peut-être aussi, dit-il en se reprenant, que le sultan mon père veut me surprendre ; sans doute qu’il a envoyé cette jeune dame pour éprouver si j’ai véritablement autant d’aversion pour le mariage que je lui en ai fait paraître. Qui sait s’il ne l’a pas amenée lui-même, et s’il n’est pas caché pour se faire voir et me faire honte de ma dissimulation. Cette seconde faute serait de beaucoup plus grande que la première. À tout événement, je me contenterai de cette bague pour me souvenir d’elle. »

C’était une fort belle bague que la princesse avait au doigt. Il la tira adroitement et mit la sienne à la place. Aussitôt il lui tourna le dos, et il ne fut pas longtemps à dormir d’un sommeil aussi profond qu’auparavant par l’enchantement des génies.

Dès que le prince Camaralzaman fut bien endormi, Danhasch se transforma en puce à son tour et alla mordre la princesse au bas de la lèvre. Elle s’éveilla en sursaut, se mit sur son séant, et en ouvrant les yeux elle fut fort étonnée de se voir couchée avec un homme. De l’étonnement elle passa à l’admiration, et de l’admiration à un épanchement de joie qu’elle fit paraître dès qu’elle eut vu que c’était un jeune homme si bien fait et si aimable.

« Quoi ! s’écria-t-elle, est-ce vous que mon père m’avait destiné pour époux ? Je suis bien malheureuse de ne l’avoir pas su. Je ne l’aurais pas mis en colère contre moi, et je n’aurais pas été si longtemps privée d’un mari que je ne puis m’empêcher d’aimer de tout mon cœur. Éveillez-vous, éveillez-vous ; il ne sied pas à un mari de tant dormir la première nuit de ses noces. »

En disant ces paroles, la princesse prit le prince Camaralzaman par le bras et l’agita si fort, qu’il se fût éveillé si, dans le moment, Maimoune n’eût augmenté son sommeil en augmentant son enchantement. Elle l’agita de même à plusieurs reprises, et comme elle vit qu’il ne s’éveillait pas : « Eh quoi ! que vous est-il arrivé ? Quelque rival jaloux de votre bonheur et du mien aurait-il eu recours à la magie, et vous aurait-il jeté dans cet assoupissement insurmontable lorsque vous devez être plus éveillé que jamais ? » Elle lui prit la main, et en la baisant tendrement elle s’aperçut de la bague qu’il avait au doigt. Elle la trouva si semblable à la sienne, qu’elle fut convaincue que c’était elle-même quand elle eut vu qu’elle en avait une autre. Elle ne comprit pas comment cet échange s’était fait, mais elle ne douta pas que ce ne fût la marque certaine de leur mariage. Lassée de la peine inutile qu’elle avait prise pour l’éveiller, et assurée, comme elle le pensait, qu’il ne lui échapperait pas : « Puisque je ne puis venir à bout de vous éveiller, dit-elle, je ne m’opiniâtre pas davantage à interrompre votre sommeil : à nous revoir ! » Après lui avoir donné un baiser à la joue en prononçant ces dernières paroles, elle se recoucha et mit très-peu de temps à se rendormir.

Quand Maimoune vit qu’elle pouvait parler sans craindre que la princesse de la Chine ne s’éveillât : « Eh bien ! maudit, dit-elle à Danhasch, as-tu vu ? es-tu convaincu que ta princesse est moins belle que mon prince ? Va, je veux bien te faire grâce de la gageure que tu me dois. Une autre fois, crois-moi quand je t’aurai assuré quelque chose. » Et se tournant du côté de Caschcasch : « Pour vous, ajouta-t-elle, je vous remercie. Prenez la princesse avec Danhasch, et reportez-la ensemble dans son lit, où il vous mènera. » Danhasch et Caschcasch exécutèrent l’ordre de Maimoune, et Maimoune se retira dans son puits.

Le jour, qui commençait à paraître, imposa silence à la sultane Scheherazade. Le sultan des Indes se leva, et la nuit suivante, la sultane continua de lui raconter le même conte en ces termes :

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