CXCIX NUIT.

Sire, l’eunuque entra dans la chambre de la princesse de la Chine, et en lui présentant le paquet que le prince Camaralzaman lui envoyait : « Princesse, dit-il, un astrologue plus téméraire que les autres vient d’arriver, et prétend que vous serez guérie dès que vous aurez lu ce billet et vu ce qui est dedans. Je souhaiterais qu’il ne fût ni menteur ni imposteur. »

La princesse Badoure prit le billet et l’ouvrit avec assez d’indifférence ; mais dès qu’elle eut vu sa bague, elle ne se donna presque pas le loisir d’achever de lire. Elle se leva avec précipitation, rompit la chaîne qui la tenait attachée de l’effort qu’elle fit, courut à la portière et l’ouvrit. La princesse reconnut le prince, le prince la reconnut. Aussitôt ils coururent l’un à l’autre, s’embrassèrent tendrement, et, sans pouvoir parler dans l’excès de leur joie, ils se regardèrent longtemps, en admirant comment ils se revoyaient après leur première entrevue, à laquelle ils ne pouvaient riencomprendre. La nourrice, qui était accourue avec la princesse, les fit entrer dans la chambre, où la princesse rendit sa bague au prince : « Reprenez-la, lui dit-elle, je ne pourrais pas la retenir sans vous rendre la vôtre, que je veux garder toute ma vie. Elles ne peuvent être l’une et l’autre en de meilleures mains. »

L’eunuque cependant était allé en diligence avertir le roi de la Chine de ce qui venait de se passer : « Sire, lui dit-il, tous les astrologues, médecins et autres qui ont osé entreprendre de guérir la princesse jusqu’à présent n’étaient que des ignorants. Ce dernier venu ne s’est servi ni de grimoires, ni de conjurations d’esprits malins, ni de parfums, ni d’autres choses ; il l’a guérie sans la voir. » Il lui en raconta la manière, et le roi, agréablement surpris, vint aussitôt à l’appartement de la princesse, qu’il embrassa. Il embrassa le prince de même, prit sa main, et en la mettant dans celle de la princesse : « Heureux étranger, lui dit-il, qui que vous soyez, je tiens ma promesse et je vous donne ma fille pour épouse. À vous voir néanmoins, il n’est pas possible que je me persuade que vous soyez ce que vous paraissez et ce que vous avez voulu me faire croire. »

Le prince Camaralzaman remercia le roi dans les termes les plus soumis, pour lui mieux témoigner sa reconnaissance. « Pour ce qui est de ma personne, sire, poursuivit-il, il est vrai que je ne suis pas astrologue, comme Votre Majesté l’a bien jugé. Je n’en ai pris que l’habillement pour mieux réussir à mériter la haute alliance du monarque le plus puissant de l’univers. Je suis né prince, fils de roi et de reine : mon nom est Camaralzaman, et mon père s’appelle Schahzaman, qui règne dans les îles assez connues des Enfants de Khalédan. » Ensuite il lui raconta son histoire et lui fit connaître combien l’origine de son amour était, merveilleuse, que celle de l’amour de la princesse était la même, et que cela se justifiait par l’échange des deux bagues.

Quand le prince Camaralzaman eut achevé : « Une histoire si extraordinaire, s’écria le roi, mérite de n’être pas inconnue à la postérité. Je la ferai faire, et après que j’en aurai fait mettre l’original en dépôt dans les archives de mon royaume, je la rendrai publique, afin que de mes états elle passe encore dans les autres. »

La cérémonie du mariage se fit le même jour, et l’on en fit des réjouissances solennelles dans toute l’étendue de la Chine. Marzavan ne fut pas oublié : le roi de la Chine lui donna entrée dans sa cour en l’honorant d’une charge, avec promesse de l’élever dans la suite à d’autres plus considérables.

Le prince Camaralzaman et la princesse Badoure, l’un et l’autre au comble de leurs souhaits, jouirent des douceurs de l’hymen, et pendant plusieurs mois le roi de la Chine ne cessa de témoigner sa joie par des fêtes continuelles.

Au milieu de ces plaisirs, le prince Camaralzaman eut un songe, une nuit, dans lequel il lui sembla voir le roi Schahzaman, son père, au lit, prêt à rendre l’âme, qui disait : « Ce fils que j’ai mis au monde, que j’ai chéri si tendrement, ce fils m’a abandonné, et lui-même est cause de ma mort. » Il s’éveilla en poussant un grand soupir qui éveilla aussi la princesse, et la princesse Badoure lui demanda de quoi il soupirait. « Hélas ! s’écria le prince, peut-être qu’à l’heure où je parle le roi mon père n’est plus au monde ! » Et il lui raconta le sujet qu’il avait d’être troublé d’une si triste pensée. Sans lui parler du dessein qu’elle conçut sur ce récit, la princesse, qui ne cherchait qu’à lui complaire et qui connut que le désir de revoir le roi son père pourrait diminuer le plaisir qu’il avait de demeurer avec elle dans un pays si éloigné, profita le même jour de l’occasion qu’elle eut de parler au roi de la Chine en particulier. « Sire, lui dit-elle en lui baisant la main, j’ai une grâce à demander à Votre Majesté, et je la supplie de ne me la pas refuser. Mais afin qu’elle ne croie pas que je la lui demande à la sollicitation du prince mon mari, je l’assure auparavant qu’il n’y a aucune part. C’est de vouloir bien agréer que j’aille voir avec lui le roi Schahzaman, mon beau-père.

« – Ma fille, reprit le roi, quelque déplaisir que votre éloignement doive me coûter, je ne puis désapprouver cette résolution. Elle est digne de vous, nonobstant la fatigue d’un si long voyage. Allez, je le veux bien, mais à condition que vous ne demeurerez pas plus d’un an à la cour du roi Schahzaman. Le roi Schahzaman voudra bien, comme je l’espère, que nous puissions ainsi et que nous revoyions tour à tour, lui, son fils et sa belle-fille ; et moi, ma fille et mon gendre. »

La princesse annonça ce consentement du roi de la Chine au prince Camaralzaman, qui en eut bien de la joie, et il la remercia de cette nouvelle marque d’amour qu’elle venait de lui donner.

Le roi de la Chine donna ordre aux préparatifs du voyage, et lorsque tout fut en état, il partit avec eux et les accompagna quelques journées. La séparation se fit enfin avec beaucoup de larmes de part et d’autre. Le roi les embrassa tendrement, et après avoir prié le prince d’aimer toujours la princesse sa fille comme il l’aimait, il les laissa continuer leur voyage et retourna à sa capitale en chassant.

Le prince Camaralzaman et la princesse Badoure n’eurent pas plutôt essuyé leurs larmes, qu’ils ne songèrent plus qu’à la joie que le roi Schahzaman aurait de les voir et de les embrasser, et qu’à celle qu’ils auraient eux-mêmes.

Environ au bout d’un mois qu’ils étaient en marche, ils arrivèrent à une prairie d’une vaste étendue et plantée, d’espace en espace, de grands arbres qui faisaient un ombrage très-agréable. Comme la chaleur était excessive ce jour-là, le prince Camaralzaman jugea à propos d’y camper, et il en parla à la princesse Badoure, qui y consentit d’autant plus facilement qu’elle voulait lui en parler elle-même. On mit pied à terre dans un bel endroit, et dès que la tente fut dressée, la princesse Badoure, qui s’était assise à l’ombre, y entra pendant que le prince Camaralzaman donnait ses ordres pour le reste du campement. Pour être plus à son aise, elle se fit ôter sa ceinture, que ses femmes posèrent près d’elle ; après quoi comme elle était fatiguée, elle s’endormit, et ses femmes la laissèrent seule.

Quand tout fut réglé dans le camp, le prince Camaralzaman vint à la tente, et comme il vit que la princesse dormait, il entra et s’assit sans faire de bruit. En attendant qu’il s’endormît peut-être aussi, il prit la ceinture de la princesse : il regarda l’un après l’autre les diamants et les rubis dont elle était enrichie, et il aperçut une petite bourse cousue sur l’étoffe fort proprement et fermée avec un cordon. Il la toucha, et il sentit qu’il y avait quelque chose dedans qui résistait. Curieux de savoir ce que c’était, il ouvrit la bourse et il en tira une cornaline gravée de figures et de caractères qui lui étaient inconnus. « Il faut, dit-il en lui-même, que cette cornaline soit quelque chose de bien précieux ; ma princesse ne la porterait pas sur elle avec tant de soin, de crainte de la perdre, si cela n’était. »

En effet, c’était un talisman dont la reine de la Chine avait fait présent à la princesse sa fille, pour la rendre heureuse, à ce qu’elle disait, tant qu’elle le porterait sur elle.

Pour mieux voir le talisman, le prince Camaralzaman sortit hors de la tente, qui était obscure, et voulut le considérer au grand jour. Comme il le tenait au milieu de la main, un oiseau fondit de l’air tout à coup et lui enleva.

Le jour se faisait déjà voir dans le temps que la sultane Scheherazade en était à ces dernières paroles. Elle s’en aperçut et cessa de parler. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :

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