CXCVIII NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman, instruit par Marzavan de ce qu’il devait faire, et muni de tout ce qui convenait à un astrologue, avec son habillement, s’avança jusqu’à la porte du palais du roi de la Chine, et en s’arrêtant il cria à haute voix, en présence de la garde et des portiers : « Je suis astrologue, et je viens donner la guérison à la respectable princesse Badoure, fille du haut et puissant monarque Gaïour, roi de la Chine, aux conditions proposées par Sa Majesté, de l’épouser si je réussis, ou de perdre la vie si je ne réussis pas. »

Outre les gardes et les portiers du roi, la nouveauté fit assembler, en un instant, une infinité de peuple autour du prince Camaralzaman. En effet, il y avait longtemps qu’il ne s’était présenté ni médecin, ni astrologue, ni magicien, depuis tant d’exemples tragiques de ceux qui avaient échoué dans leur entreprise. On croyait qu’il n’y en avait plus au monde, ou du moins qu’il n’y en avait plus d’aussi insensés.

À voir la bonne mine du prince, son air noble, la grande jeunesse qui paraissait sur son visage, il n’y en eut pas un à qui il ne fît compassion. « À quoi pensez-vous, seigneur ? lui dirent ceux qui étaient le plus près de lui. Quelle est votre fureur, d’exposer ainsi à une mort certaine une vie qui donne de si belles espérances ? Les têtes coupées que vous avez vues au-dessus des portes ne vous ont-elles pas fait horreur ? Au nom de Dieu, abandonnez ce dessein de désespoir, retirez-vous. »

À ces remontrances, le prince Camaralzaman demeura ferme, et, au lieu d’écouter ces harangueurs, comme il vit que personne ne venait pour l’introduire, il répéta le même cri avec une assurance qui fit frémir tout le monde. Et tout le monde s’écria alors : « Il est résolu de mourir, Dieu veuille avoir pitié de sa jeunesse et de son âme ! » Il cria une troisième fois, et le grand vizir enfin vint le prendre en personne, de la part du roi de la Chine.

Ce ministre conduisit Camaralzaman devant le roi. Le prince ne l’eut pas plutôt aperçu sur son trône, qu’il se prosterna et baisa la terre devant lui. Le roi, qui de tous ceux qu’une présomption démesurée avait fait venir apporter leurs têtes à ses pieds, n’en avait encore vu aucun digne qu’il arrêtât ses yeux sur lui, eut une véritable compassion de Camaralzaman, par rapport au danger auquel il s’exposait. Il lui fit aussi plus d’honneur, il voulut qu’il s’approchât et s’assît près de lui. « Jeune homme, lui dit-il, j’ai de la peine à croire que vous ayez acquis, à votre âge, assez d’expérience pour oser entreprendre de guérir ma fille. Je voudrais que vous pussiez y réussir : je vous la donnerais en mariage, non-seulement sans répugnance, au lieu que je l’aurais donnée avec bien du déplaisir à qui que ce fût de ceux qui sont venus avant vous, mais même avec la plus grande joie du monde. Mais je vous déclare avec bien de la douleur que si vous y manquez, votre grande jeunesse, votre air de noblesse, ne m’empêcheront pas de vous faire couper le cou.

« – Sire, reprit le prince Camaralzaman, j’ai des grâces infinies à rendre à Votre Majesté de l’honneur qu’elle me fait, et de tant de bontés qu’elle témoigne pour un inconnu. Je ne suis pas venu d’un pays si éloigné que son nom n’est peut-être pas connu dans vos états, pour ne pas exécuter le dessein qui m’y a amené. Que ne dirait-on pas de ma légèreté si j’abandonnais un dessein si généreux après tant de fatigues et tant de dangers que j’ai essuyés ! Votre Majesté elle-même ne perdrait-elle pas l’estime qu’elle a déjà conçue de ma personne ? Si j’ai à mourir, Sire, je mourrai avec la satisfaction de n’avoir pas perdu cette estime après l’avoir méritée. Je vous supplie donc de ne me pas laisser plus longtemps dans l’impatience de faire connaître la certitude de mon art par l’expérience que je suis prêt d’en donner. »

Le roi de la Chine commanda à l’eunuque garde de la princesse Badoure, qui était présent, de mener le prince Camaralzaman chez la princesse sa fille. Avant de le laisser partir, il lui dit qu’il était encore à sa liberté de s’abstenir de son entreprise. Mais le prince ne l’écouta pas, il suivit l’eunuque avec une résolution ou plutôt avec une ardeur étonnante.

L’eunuque conduisit le prince Camaralzaman, et quand ils furent dans une longue galerie, au bout de laquelle était l’appartement de la princesse, le prince, qui se vit si près de l’objet qui lui avait fait verser tant de larmes, et pour lequel il n’avait cessé de soupirer depuis si longtemps, pressa le pas et devança l’eunuque.

L’eunuque pressa le pas de même et eut de la peine à le rejoindre. « Où allez-vous donc si vite ? lui dit-il en l’arrêtant par le bras ; vous ne pouvez pas entrer sans moi. Il faut que vous ayez une grande envie de mourir, de courir si vite à la mort. Pas un, de tant d’astrologues que j’ai vus et que j’ai amenés où vous n’arriverez que trop tôt, n’a témoigné cet empressement.

« – Mon ami, reprit le prince Camaralzaman en regardant l’eunuque et en marchant à son pas, c’est que tous ces astrologues dont tu parles n’étaient pas sûrs de leur science comme je le suis de la mienne. Ils savaient avec certitude qu’ils perdraient la vie s’ils ne réussissaient pas, et ils n’en avaient aucune de réussir. C’est pour cela qu’ils avaient raison de trembler en approchant du lieu où je vais et où je suis certain de trouver mon bonheur. » Il en était à ces mots lorsqu’ils arrivèrent à la porte. L’eunuque ouvrit et introduisit le prince dans une grande salle, d’où l’on entrait dans la chambre de la princesse, qui n’était fermée que par une portière.

Avant d’entrer, le prince Camaralmazan s’arrêta, et en prenant un ton beaucoup plus bas qu’auparavant, de peur qu’on ne l’entendit de la chambre de la princesse : « Pour te convaincre, dit-il à l’eunuque, qu’il n’y a ni présomption, ni caprice, ni feu de jeunesse dans mon entreprise, je laisse l’un des deux à ton choix : qu’aimes-tu mieux que je guérisse la princesse en sa présence, ou d’ici, sans passer plus avant et sans la voir ? »

L’eunuque fut extrêmement étonné de l’assurance avec laquelle le prince lui parlait. Il cessa de l’insulter, et en lui parlant sérieusement : « Il n’importe pas, lui dit-il, que ce soit là ou ici. De quelque manière que ce soit, vous acquerrez une gloire immortelle, non-seulement dans cette cour, mais même par toute la terre habitable.

« – Il vaut donc mieux, reprit le prince, que je la guérisse sans la voir, afin que tu rendes témoignage de mon habileté. Quelle que soit mon impatience de voir une princesse d’un si haut rang, qui doit être mon épouse, en ta considération néanmoins, je veux bien me priver quelques moments de ce plaisir. » Comme il était fourni de tout ce qui distinguait un astrologue, il tira son écritoire et du papier, et écrivit ce billet à la princesse le la Chine :

BILLET DU PRINCE CAMARALZAMAN À LA PRINCESSE DE LA CHINE.

« Adorable princesse, l’amoureux prince Camaralzaman ne vous parle des maux inexprimables qu’il souffre depuis la nuit fatale où vos charmes lui firent perdre une liberté qu’il avait résolu de conserver toute sa vie. Il vous marque seulement qu’alors il vous donna son cœur dans votre charmant sommeil : sommeil importun qui le priva du vif éclat de vos beaux yeux, malgré ses efforts pour vous obliger de les ouvrir. Il osa même vous donner sa bague pour marque de son amour, et prendre la vôtre en échange, qu’il vous envoie dans ce billet. Si vous daignez la lui renvoyer pour gage réciproque du vôtre, il s’estimera le plus heureux de tous les amants. Sinon, votre refus ne l’empêchera pas de recevoir le coup de la mort avec une résignation d’autant plus grande qu’il le recevra pour l’amour de vous. Il attend votre réponse dans votre anti-chambre. »

Lorsque le prince Camaralzaman eut achevé ce billet, il en fit un paquet avec la bague de la princesse, qu’il enveloppa dedans sans faire voir à l’eunuque ce que c’était ; et en le lui donnant : « Ami, dit-il, prends et porte ce paquet à ta maîtresse. Si elle ne guérit du moment qu’elle aura lu le billet et vu ce qui l’accompagne, je te permets de publier que je suis le plus indigne et le plus impudent de tous les astrologues qui ont été, qui sont et qui seront à jamais. »

Le jour, que la sultane Scheherazade vit paraître en achevant ces paroles, l’obligea d’en demeurer là. Elle poursuivit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

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