L’Albanais.

 

Les Albanais sont de beaux nommes, nobles, courageux, mais ayant une propension au suicide qui ferait frémir pour leur race si leurs qualités génésiques ne balançaient leur ennui de vivre.

 

Un Albanais que j’appris à connaître pendant un séjour à Bruxelles m’a laissé d’inoubliables et de précises impressions sur une nation qui, avec les Écossais, peut-être, est la plus ancienne de l’Europe.

Cet Albanais avait pour amie une Anglaise qui le faisait souffrir comme peuvent pâtir d’amour ceux-là seuls qui appartiennent à l’élite de l’humanité.

Cette fille, dont la beauté était insolente à un point qu’il n’y a point d’homme qui ne l’eût aimée à la folie, trompait mon ami avec ceux qui le voulaient bien, et moi-même, qu’on me le pardonne, je délibérai longtemps entre l’amitié et le désir.

Impudique, d’une façon que ne peuvent manquer d’admirer ceux que la vie a assez malmenés pour qu’ils soient devenus bigles de l’âme et borgnes du cœur, Maud passait sa vie, dévêtue, dans l’appartement de mon ami. Et quand il était sorti, la débauche entrait dans sa demeure,

Et cette fille, cette Maud, faisait-elle partie de l’humanité ?

Elle n’en parlait aucun langage, mais un dialecte hybride, un mélange d’anglais, de français, de tournures belges et germaniques.

Un philologue l’eût adorée, un grammairien n’eût pu que la détester malgré sa beauté.

Anglaise, elle l’était par son père, officier cruel, condamné à mort dans l’Inde pour sévices contre les indigènes. Mais sa mère était Maltaise.

 

Un jour, mon ami me dit :

– Il faut que je me délivre. Je me tuerai demain.

Je connaissais assez les mœurs albanaises pour savoir qu’il ne s’agissait point là de vaines paroles.

Il se tuerait, puisqu’il l’avait dit.

Je ne le quittai plus, et le lendemain, grâce à ma présence, à mon amitié, l’Albanais ne se tua, pas.

 

Il trouva lui-même un remède à son mal.

– Cette femme, me dit-il, n’est point ma femme. Je l’aime, c’est vrai, mais d’un amour qu’une épouse détruirait en moi.

– Je ne comprends pas, m’écriai-je.

 

Il sourit et continua :

– Les races des Balkans et des monts qui sont aux bords de l’Adriatique pratiquaient autrefois le rapt, et cette coutume survit clans divorses localités.

« Ne nous appartient réellement que la femme que l’on a prise, celle que l’on a domptée.

« Et sans rapt, point de mariage heureux.

« J’ai fait la cour à Maud.

« C’est elle qui m’a pris.

« Elle est libre et je veux reconquérir ma liberté.

– Et comment cela ? lui demandai-je étonné.

– Le rapt ! dit-il avec un calme et une noblesse qui m’en imposèrent.

 

Les jours suivants, nous voyageâmes l’Albanais et moi.

Il m’emmena en Allemagne et, très longtemps, parut soucieux.

Je respectais sa douleur, et sans plus songer au rapt le louais silencieusement d’essayer par l’absence d’oublier cette Maud, qui l’enfiévrait jusqu’au désir de la mort.

 

Un matin, dans Cologne, au milieu de la Hohestrasse, l’Albanais me montra une jeune fille qui, un rouleau de musique à la main, marchait à côté de sa gouvernante.

Un laquais vêtu d’une livrée de bon goût marchait à dix pas derrière les deux femmes.

La jeune fille pouvait avoir dix-sept ans. Deux nattes lui tombaient dans le dos.

Fille de patricien colonais, elle semblait gaie comme on ne l’est en Prusse que dans la ville des rois Mages.

– Suivez-moi, me dit tout à coup l’Albanais.

 

Il se mit à courir, dépassa le laquais, et, arrivé près de la jeune fille, lui jeta un bras autour de la taille et la souleva en courant plus fort.

Je courais plein d’inquiétude sur les traces de mon ami,

Je ne regardais point derrière moi, mais certainement le laquais et la gouvernante, interdits, avaient perdu la tête, car ils ne criaient même p « A la garde !

 

Nous passâmes devant le Dôme, gagnâmes la gare.

La jeune fille, fascinée par la prestance mâle de son ravisseur, souriait, ravie dans tous les sens du terme, et quand nous fûmes dans le wagon d’un tram en marche vers Arrbestal, vers la frontière, l’Albanais embrassait à en perdre l’âme la plus soumise des fiancées.

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