La comtesse d’Eisenberg.

 

Le comte d’Eisenberg avait beaucoup aimé sa première femme.

Il l’avait connue à Bonn, alors qu’il y était étudiant et l’avait épousée après d’assez longues fiançailles. Pendant leur lune de miel, après une croisière en Norvège et un voyage en Italie, les époux s’étaient installés dans une villa qu’ils possédaient sur les bords du Rhin, au pied des Sept Montagnes.

Le site était exquis. Du parc, plein de ces pins argentés qui sont le luxe des jardins rhénans, on apercevait le fleuve et les monts légendaires où Siegfried tua le dragon.

 

Un jour, au commencement de l’automne, le comte, qui avait dû aller à Cologne, revint plus tôt qu’il ne l’avait dit.

Il poussa la grille de son parc et jura terriblement devant le spectacle qui s’offrait à sa vue.

La comtesse était assise sur un banc de pierre moussue et un jeune jardinier, au cou découvert, se tenait à genoux auprès d’elle.

Affolé par la jalousie, le comte courut sus au couple interdit et, sans jeter un regard à sa femme, prit le gars à bras-le-corps et le jeta par-dessus le mur de clôture sur la route qui passait au pied de la propriété.

Le jardinier, tué sur le coup, fut ramassé par des passants. Sa mort, mystérieuse à tous égards, fut attribuée à un acte de désespoir et ce suicide supposé termina l’affaire.

Mais c’était fait du bonheur conjugal du comte. Il n’adressa plus une parole à sa femme et la força a vivre en recluse.

Rien aux veux des domestiques ne trahissait la séparation des époux, mais elle était profonde.

Deux orgueils identiques s’étaient heurtes et le pardon ne pouvait venir ni d’un côté, ni de l’autre. La comtesse ne s’était pas justifiée et son attitude méprisante a l’égard de son mari montrait assez qu’elle ne se tenait pas pour coupable et qu’une explication aurait détruit la prévention. Son amour, cependant, était mort, tandis que la passion du comte s’avivait par le regret d’avoir été peut-être injuste, et il souffrait comme un damné.

Entre l’amour et l’orgueil se tient la brutalité qui les atteste. Il n’y avait pas d’avanie que le comte ne fit subir à sa femme. Cette vie devint intolérable. La comtesse prit le parti de fuir loin de celui qui lui était devenu odieux.

 

Le lundi de Pâques de l’année suivante, le comte était sorti. La comtesse, accoudée sur le mur de la villa, regardait le Rhin, sur lequel passaient des bateaux a vapeur emportant des étudiants et des jeunes filles qui chantaient des chœurs, redits par les échos.

Sur la route, venait une caravane. C’étaient des tziganes beaux et dépenaillés. Ils marchaient à pied auprès de leurs roulottes pleines de femmes et cl enfants. Les uns menaient des chevaux par la bride, d’autres tenaient en laisse des ours des singes ou des chiens ! Ils demandaient l’aumône en passant et semblaient fiers comme la liberté.

Il y en avait de vieux et de jeunes, et l’un de ceux-ci dont les oreilles étaient ornées d’anneaux d’or, regardait fixement la comtesse dont le cœur battit plus fort. Elle soupira. Ces passants, leurs bêtes, des sons de cithare et clé cymbalon, venus des roulottes, agirent sur sa destinée. Elle fit un signe, escalada le mur et tomba dans les bras du tzigane aux boucles d’oreilles :

– Je n’ai rien, lui dit-elle, veux-tu m’emmener comme je suis et m’aimer pour la vie ?

Il lui répondit gravement :

Je le veux, mais souviens-toi que, dans notre langage, Vet Mort ne sonte son t qu’un seseul mot, de même qu’Hier et Demain, de même qu’Amour et Haine.

 

… Et, malgré toutes les recherches ordonnées par le comte, on ne trouva pas de traces de la comtesse.

 

Quarante ans passèrent sur le comte. Ses cheveux avaient blanchi. Son amour, parti avec des bohémiens, avait emporté le bonheur,

Rien, depuis lors, ne lui avait réussi. Dans sa carrière, il ne connut que des déboires. Par raison, et pour obéir aux sollicitations de sa famille, il s’était remarie avec une de ses cousines, qu’il n’aimait point et qui était morte en mettant au monde une fille.

Le comte s’était alors retiré dans sa villa rhénane au pied des Sept Montagnes pour y finir ses jours en élevant son enfant.

 

Un matin, il dut aller à Coblence et, en se rendant à la gare, il rencontra une troupe de tziganes qui, avec leurs roulottes, leurs animaux savants, suivaient la grand’route.

Une vieille bohémienne s’approcha de lui en lui demandant l’aumône. Il la regarda et fut frappé de retrouver, dans cette vieille face, enlaidie et déformée par la vie, quelques traits du charmant visage de la première comtesse d’Eisenberg.

Il remarqua cette ressemblance, mais ne s’y arrêta point, car que pouvait-il y avoir de commun entre une vieille bohémienne mâchonnant un brin de noisetier garni de chatons, et la comtesse, noyée dans le Rhin, sans doute, et dont le corps était resté introuvable comme si les nains rhénans le gardaient immobile, mais vivant, dans un cercueil de cristal, au fond d’une de leurs cavernes merveilleuses.

 

… Au lieu de recevoir la monnaie que lui tendait le comte, la bohémienne retira sa main. Les fenins tombèrent dans la poussière.

Mon nom, cria la vieille femme, est un mot qui, dans notre langue, signifie à la fuis : Bonheur et Malheur. Bonheur pour moi-même, mais malheur pour toi.

Le comte avait continué son chemin. Il entendit ces paroles qui le troublèrent. Mais il était pressé et sen voulait de prêter attention aux radotages d’une bohémienne.

Il marcha plus vite et il avait oublié cette scène en montant dans le train pour Coblence.

 

Le soir, en revenant, il trouva sa villa brûlée. L’incendie l’avait détruite de fond en comble et les ruines fumaient encore.

Surprise par les flammes, et affolée, sa fille s’était jetée par la fenêtre pour leur échapper. Elle était morte sur le coup.

Dans la foule, on parlait d’une troupe de tziganes qui avaient rôdé autour de la villa et l’on avait vu, dans le brasier, au centre de la villa écroulée, une vieille bohémienne danser sauvagement en faisant résonner un tambourin.

Elle s’était échappée avec agilité lorsqu’on avait voulu s’emparer d’elle et avait disparu dans les ténèbres.

 

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