L’ami Méritarte.

 

L’ami Méritarte, qui voyait dans l’homme un animal artistique, s’efforçait de créer un art culinaire qui satisfît non seulement l’appétit et la gourmandise, mais s’adressât encore à l’intelligence comme font les autres arts.

Il y a près de deux ans que, dans sa petite salle à manger donnant sur la cour, au cinquième, me Nollet, nous savourâmes à quatre le spectacle émouvant du premier drame comestible.

 

Les hors-d’œuvre ? composés d’andouille de Vite et de filets de harengs saurs, avaient une apparence sinistre qui nous serrait le cœur tout en éveillant notre appétit, et la funèbre soupe aux lentilles qui parut ensuite ne laissait point de nous inquiéter touchant la façon dont se terminerait cette singulière fête. On craignait un coup de théâtre. Il eut lieu sous forme d’un canard à la rouennaise dont les sanglants lambeaux, que les convives dévorants se disputaient entre eux, eurent l’effet dramatique qu’on en attendait. Et lorsqu’après une lugubre salade Rachel, composée des pommes de terre les plus jaunes et des truffes les plus noires, l’ami Méritarte eut, d’un air déterminé, troublé notre âme par les détonations d’un grand nombre de bouteilles de champagne, l’émotion fut à son comble, et comme il n’y eut ni fromage ni dessert d’aucune sorte, mais seulement un peu de café tiède sans sucre, nous partîmes dans un état de malaise difficile à décrire, et l’impression que nous causa ce premier drame culinaire ne disparaîtra, jamais de nos mémoires.

 

Quelque temps après cette sombre tragédie. l’ami Meritarte nous convia à un régal de comédie. Il y eut d’abord une soupe madrilène à la glace qui provoqua des sourires. Mais tout le monde éclata de rire quand notre hôte nous eut renseigné sur l’origine taurine des criadillas qui suivirent, Les plaisanteries reprirent de plus belle autour d’une tète de veau dont la bouffonnerie nous plut au point que nous ne laissâmes que le persil dont on l’avait parée. Un gigot bien saignant ne fut pas moins goûté, l’ail qui le parfumait et les haricots de Soissons sur lesquels il reposait mollement nous ayant paru des ressources éminemment comiques. Bref, nous rîmes comme des bossus, et le petit vin blanc que nous versait Méritarte favorisait notre gaîté.

 

Mais l’ami Méritarte voulait élever son art jusqu’au lyrisme. Il nous servit, un soir, un potage aux vermicelles, des œufs à la coque, une salade de laitue aux fleurs de capucines et du fromage à la crême. Nous déclarâmes que c’était là de la poésie sentimentale et, dépité, l’ami Méritarle déclara qu’il s’élèverait jusqu’au ton de l’ode. Il est vrai qu’un mois plus lard nous servait un cassoulet par lequel son art atteignait enfin au sublime. Il s’essaya même à l’épopée, avec une bouillabaisse dont la saveur méditerranéenne nous rappela sur-le-champ les poèmes d’Homère.

 

Mais que devînmes-nous lorsque l’ami Méritarte nous annonça qu’il se livrait désormais à la philosophie et qu’il nous invitait à devenir ses disciples le jeudi suivant. Nous fûmes exacts au rendez-vous et, à voir nos mines inquiètes, on eût facilement deviné que la métaphysique des fourneaux ne nous inspirait qu’une médiocre confiance. Nous avions raison, car il y eut d’abord un plat d’os de bœuf dont nous eûmes bien de la peine à retirer la moelle ; il y eut encore des têtes de lapin que nous dûmes briser pour en sucer la cervelle ; en fait de dessert, on eut des amandes, des noix, et, comme c’était le jour des Rois, un gâteau feuilleté dans lequel on trouva une fève qui ne servit point à désigner un monarque, mais évoquait simplement la sagesse pythagoricienne, à la fin de ce banquet philosophique.

On craignait que, désabusé, l’ami Méritarte ne se réfugiât dans une sorte de dévotion, à la faveur de quoi il nous eût servi des repas mystiques ; mais nous nous trompions. L’ami Méritarte, qui s’était élevé jusqu’à l’épopée, descendit jusqu’au roman et finit par épouser sa cuisinière, qui était une belle fille. Ayant abandonné ses fourneaux, la nouvelle Mme Méritarte, qui s’accommodait mal de n’avoir plus rien à faire, se mit à tromper son mari aussi fréquemment que possible, Pendant quelque temps, celui-ci sembla avoir renoncé a son art. Mais, un jour, il décida de donner un grand dîner satirique auquel ne devaient être présents que sa femme et les amants de sa femme.

 

Nous étions là une dizaine de personnes, et le repas fut aussi dramatique que possible : potage funèbre, viandes saignantes, etc. On servit des champignons, dont, je ne sais par quel hasard, je m’abstins de manger. Le plat était copleux et tout la monde s’en régala, sauf moi qui les laissai sur mon assiette. Et bien m’en prit, car, dès la fin du repas, les convives, y compris l’ami Méritarte, pâlirent, se plaignirent de douleurs épouvantables et moururent dans la nuit, empoisonnés par les champignons vénéneux.

 

Ainsi, la satire de l’ami Méritarte atteignit véritablement son but et tua ceux qui en étaient l’objet, y compris lui-même qui était las de la vie et qui croyait avoir épuisé toutes les ressources de son art.

 

Pour ma part, j’ai souvent tenté d’initier des cuisiniers à ce sublime culinaire qu’avait découvert l’ami Méritarte, mais ils ne m’ont point compris. De longtemps encore, pensé-je, les tentatives artistiques de cet homme de génie ne seront pas reprises. Cependant, tous les domaines de cet art nouveau n’ont pas été explorés et, pour ma part, j’ai toujours été étonné en pensant que l’ami Méritarte n’eût rien tenté dans le genre historique. Il est vrai que ce n’était nullement un érudit ni un savant, mais avant tout un homme d’imagination, un poète tout particulièrement doué pour le genre satirique.

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