XVIII Apothéose

Croniamatal mort, Paponat avait ramené à l’hôtel Tristouse Ballerinette qui, aussitôt qu’elle y fut, se livra à une crise de nerfs dans les règles. On était dans un vieil immeuble et, par hasard, dans un placard, Paponat découvrit une bouteille d’eau de la reine de Hongrie qui remontait au XVIIe siècle. Ce remède agit rapidement. Tristouse reprit ses sens et alla sans plus tarder à l’hôpital réclamer le corps de Croniamantal, qu’on lui remit remit bien vite, bien heureux d’en être débarrassé. Elle lui fit des funérailles décentes et plaça sur sa tombe une pierre sur laquelle on grava, comme épitaphe, ce poème que l’on trouva dans les papiers de Croniamantal et qu’il avait fait dans les premiers temps de son amour avec Tristouse :

 

Ses lèvres sont entr’ouvertes

Le soleil

 

Se glisse sur la tombe

Ses lèvres sont entr’ouvertes

Son visage est calme et l’on pense qu’il fait des rêves

Quiets et doux

Très doux

 

Je me souviens d’avoir rêvé

Que l’on vivait autour

D’un grand pommier d’amour

Par de doux jours pareils aux nuits de lune

Et l’on passait le temps à caresser des chattes

Tandis que des filles brunes

Cuillaient les pommes une à une

Pour les donner aux chattes

Ses lèvres sont entr’ouvertes

Ce matin la tombe est si tiède

Les oiseaux chantent et les hommes travaillent déjà

 

Marchez sur la pointe des pieds Pour ne pas troubler le bon sommeil

Ensuite elle revint à Paris avec Paponat qui l’abandonna quelques jours après pour un mannequin des Champs-Élysées.

Tristouse ne le regreta pas longtemps. Elle prit le deuil de Croniamantal et monta à Montmartre, chez l’oiseau du Bénin, qui commence par lui faire la cour, et après qu’il en eût eu ce qu’il voulait, ils se mirent à parler de Croniamantal.

– Il faut que je lui fasse une statue, dit l’oiseau du Berlin. Car je ne suis pas seulement peintre, mais ausi sculpteur.

– C’est ça, dit Tristouse, il faut lui élever une statue.

– Où ça ? demanda l’oiseau du Bénin, le gouvernement ne nous accordera pas d’emplacement. Les temps sont mauvais pour les poètes.

– On le dit, répliqua Tristouse, mais ce n’est peut-être pas vrai, Que pensez-vous du bois de Meudon, monsieur l’oiseau du Bénin ?

– J’y avais bien pensé, mais je n’osais le dire. Va pour le bois de Meudon.

Une statue en quoi ? demanda Tristouse. En marbre ? En bronze ?

– Non, c’est trop vieux, répondit l’oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.

– Bravo ! Bravo ! dit Tristouse en battant des mains, une statue en rien, en vide, c’est magnifique, et quand la sculpterez-vous ?

– Demain, si vous voulez ; nous allons dîner, nous passerons la nuit ensemble, et dès le matin, nous irons au bois de Meudon où je sculpterai cette profonde statue.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils allèrent dîner avec l’élite montmartroise, rentrèrent se coucher vers minuit et le lendemain matin, à neuf heures, après s’être munis d’une pioche, d une bêche, d’une pelle et d’ébauchoirs, ils prirent le chemin du joli bois de Meudon, où ils rencontrèrent, en compagnie de sa mie, le prince des poètes, tout heureux des bonnes journées qu’il avait passées à la Conciergerie.

Dans la clairière, l’oiseau du Bénin se mit à l’ouvrage. En quelques heures, il creusa un trou ayant environ un demi-mètre de largeur et deux mètres de profondeur.

Ensuite, on déjeuna sur l’herbe.

L’après-midi fut consacré par l’oiseau du Bénin à sculpter l’intérieur du monument à la semblance de Croniamantal.

Le lendemain, le sculpteur revint avec des ouvriers qui habillèrent le puits d’un mur en ciment armé large de huit centimètres, sauf le fond qui eut trentehuit centimètres, si bien que le vide avait la forme de Croniamantal, que le trou était plein de son fantôme.

Le surlendemain, l’oiseau du Bénin, Tristouse, le prince des poètes et sa mie revinrent au monument qui fut comblé avec la terre qu’on en avait tirée et là, la nuit tombée, on planta un beau laurier des poètes, tandis que Tristouse Ballerinette dansait en chantant :

 

Toutes ne t’aiment pas tu mens

Palantila mila miman

 

Quand il fut l’amant de la reine

Il est le roi puisqu’elle est reine

C’est vrai c’est vrai, je l’aime

Croniamantal au fond du puits

Est-ce lui

Cueillons la marjolaine

La nuit

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