XVII Assassinat

Comme Orphée, tous les poètes étaient près d’une malemort. Partout les éditeurs avaient été pillés et les recueils de vers brûlés. Dans chaque ville, des massacres avaient eu lieu. L’admiration universelle allait pour le moment à cet Horace Tograth qui d’Adélaïde (Australie), avait déchaîné la tempête et semblait avoir à jamais détruit la poésie. La science de cet homme, racontait-on tenait du miracle. Il decrifiat les nuages ou amenait un orage au lieu qu’il voulait. Les femmes, dès qu’elles-le voyaient, étaient prêtes à faire sa volonté. Au demeurant, il ne dédaignait pas les virginités ou féminines ou masculines. Dès que Tograth avait su quel enthousiasme il avait éveillé dans tout l’univers, il avait annoncé qu’il irait dans les principales villes du globe après que l’Australie aurait été débarrassée de ses poètes érotiques ou élégiaques. En effet, on apprit à quelque temps de le délire des populations de Tokio, de Pékin, de Yakouts, de Calcutta, de Téhéran du Caire, de Buenos-Ayres, de San Francisco, de Chicago, à l’occasion de la visite de l’informe Allemand Tograth. Il laissa partout une impression surnaturelle à cause de ses miracles qu’il disait scientifiques, de ses guérisons extraordinaires qui portèrent au sublime sa réputation de savant et même de thaumaturge.

Le 30 mai, Tograth débarqua à Marseille. La population était massée sur les quais, Tograth arriva du paquebot dans une chaloupe. Dès qu’on qu’on l’aperçut, les cris, les vivats, les braillements poussés par des gosiers innombrables se mêlèrent au bruit du vent, des vagues et des sirènes sur les vaisseaux. Tograth était debout dans la chaloupe, grand maigre et très brun. A mesure que la chaloupe approchait, on distinguait mieux les traits du héros. Son visage était glabre et bleuissait à l’endroit des poils, sa bouche presque sans lèvres blessait d’une large estafilade le visage sans menton, ce qui faisait qu’on eût dit d’un requin. Au-dessus, le nez se retroussait et laissait béantes les narines. Le front montait perpendiculaire, très haut et très large. Le costume de Tograth était blanc, très collant, ses souliers également blancs avaient des talons hauts. Il ne portait pas de chapeau. Lorsqu’il posa le pied sur le sol de Marseille, l’enthousiasme fut tel qu’après que les quais se furent vidés, trois cents personnes furent trouvées mortes étouffées, foulées aux pieds, écrasées. Quelques hommes saisirent le héros et le portèrent ainsi, tandis que l’on chantait, criait et que des femmes lui jetaient des fleurs jusqu’à l’hôtel où des appartements lui avaient été préparés, et à la porte s’étaient placés les directeurs, les interprètes, les pisteurs.

 

Le même matin, Croniamantal, venant de Brünn, était arrivé à Marseille pour y chercher Tristouse qui s’y trouvait depuis la veille au soir avec Paponat. Tous trois s’étaient mêlés à la foule qui acclamait Tograth devant l’hôtel où il devait descendre.

– Heureuse fureur, dit Tristouse. Vous n’êtes pas poète, Paponat, vous avez appris des choses qui valent infiniment mieux que la poésie. N’est-ce pas, Paponat, que vous n’êtes nullement poète ?

– En effet, ma chère, répondit Paponat, j’ai versifié pour m’amuser, mais je ne suis pas poète, Je suis un homme d’affaires excellent et nul ne s’y entend mieux que moi pour gérer une fortune

– Ce soir, vous mettrez à la poste une lettre pour La Voix d’Adelaïde, vous direz tout cela et ainsi vous serez à l’abri.

– Je n’y manquerai pas, dit Paponat. A-t-on jamais vu ça, poète ! c’est bon pour Croniamantal.

– J’espère bien, dit Tristouse, qu’on va le mas sacrer a Brunn, où il pensait nous trouver

– Mais justement le voilà, dit doucement Paponat. Il est dans la foule. Il se cache il, il ne nous a pas vus.

– Je voudrais qu’on le massacrât sans tarder dit Tristouse avec un soupir. J’ai idée que cela ne tardera pas.

– Regardez, dit Paponat, voici venir le héros.

 

Le cortège qui amenait Tograth étant arrivé devant l’hôtel, on déposa l’agronome sur le sol. Tograth se tourna vers la foule et lui parla :

« – Marseillais, je urrais, p pour vous remercier, employer des paroles plus grosses que votre célèbre sardine. Je pourrais faire un long discours qu’un peut nombre entendrait. Mais ces paroles ne seraient jamais proportionnées à la magnificence de la réception que vous m aviez réservée. Je sais qu’il y a parmi vous des maux que je puis soulager grâce a a science, non pas seulement la mienne, mais celle que les savants ont accumulée depuis des millénaires. Qu’on amène les malades, je veux les guérir. »

Un homme dont le crâne était chauve comme celui d’un habitant de Mycone cria :

« Tograth ! divinité humaine, savantissime tout puissant, donne-moi une chevelure luxuriante. »

Tograth sourit et dit qu’on laissât cet homme s’approcher, ensuite il toucha le crâne dénudé en disant :

« Ton caillou stérile se recouvrira d’une abondante végétation, mais souviens-toi de ce bienfait en haïssant à jamais le laurier. »

En même temps que le chauve, une fille s’était approchée. Elle impque le chauve, une fille s’était

« Bel homme, bel homme, regarde ma bouche, mon amant, à coups de poings, m’a cassé quelques dents, rends-les moi. »

Le savant sourit et lui mit un doigt dans la bouche en disant :

« Tu peux mordre maintenant, tu as des dents superbes, Mais, en reconnaissance, montre ce que tu as. dans ton sac. »

 

La fille rit en ouvrant la bouche où brillèrent de nouvelles dents, puis elle ouvrit son sac en s’excusant :

« C’est une drôle d’idée, devant tout le monde. Voilà mes clefs, voici la photographie sur émail de mon amant, il est mieux que ça. »

 

Mais les yeux de Tograth avaient brillé ; il avait avisé, pliées, quelques chansons parisiennes rimées sur des airs viennois, Il prit ces papiers et après les avoir regardés :

– Ce ne sont que des chansons, dit-il, n’as-tu pas de poésies ?

– J’en ai une bien jolie, dit la fille, c’est le pisteur de l’hôtel Victoria qui me l’a faite avant de partir pour la Suisse. Mais je ne l’ai pas montrée à Sossi.

 

Et elle tendit à Tograth un petit papier rose sur lequel se trouvait cet acrostiche :

on aimée adorée avant que je m’en aille

vant que notre amour, Maria, ne déraille,

âle et meure, m’amie, une fois, une fois,

faut nous promener tous deux seuls dans les bois,

lors je m’en irai plein de bonheur je crois,

« Ce n’est pas seulement de la poésie, dit Tograth, elle est, en outre, idiote. »

 

Il déchira le papier et le jeta dans le ruisseau tandis que la fille claquait des dents et assurait d’un air effrayé :

« Bel homme, bel homme, je ne savais pas que ce fût mal. »

A ce moment, Croniamantal s’avança auprès de Tograth et apostropha la foule :

« Canailles, assassins ! »

 

Des rires éclatèrent. On cria :

« A l’eau, couillon »

Et Tograth, regardant Croniamantal, lui dit

« Mon ami, que cette affluence ne vous offusque point. Moi, j’aime la populace, bien que je descende dans des hôtels où elle ne fréquente point. »

 

Le poète laissa parler Tograth, puis il s’adressant à la foute :

« Canaille, ris de moi, tes joies sont comptées, on te les arrachera une à une. Et sais-tu, populace, quel est ton héros ? »

 

Tograth souriait et la foule était devenue attentive. Le poète poursuivit :

« Ton héros, populace, c’est l’Ennui portant le Malheur. »

 

Un cri d’étonnement sortit de toutes les poitrines. Des femmes firent le signe de la croix. Tograth voulut parler, mais Croniamantal le saisit brusquement par le cou, le jeta sur le sol et l’y maintint en posant un pied sur sa poitrine. En même temps il parla :

« C’est l’Ennui et le Malheur, le monstre ennemi de l’homme, le Léviathan gluant et immonde, le Béhémoth souillé de stupres, de viols et par le sang des merveilleux poètes. Il est le vomissement des Antipodes, ses miracles ne trompent pas plus les clairvoyants que les miracles de Simon le magicien n’en imposaient aux apôtres. Marseillais, Marseillais, pourquoi vous dont les ancêtres s’en sont venus du pays le plus purement lyrique, vous êtes-vous solidarisés avec les ennemis des poètes, avec les barbares de toutes les nations ? Le plus étrange miracle de l’Allemand rouenn d’Australie, le connaissez-vous ? C’est d’en avoir imposé au monde et d’avoir été un instant plus fort que la création même, que la poésie éternelle. »

 

Mais Tograth, qui avait pu se dégager, se dressa, sali de poussière et ivre de rage, il demanda :

« Qui es-tu ? »

Et la foule cria

« Qui es-tu, qui es-tu ? »

 

Le poète se tourna vers l’orient et parla d’une voix exaltée :

 

« Je suis Croniamantal, le plus grand des poètes vivants. J’ai souvent vu Dieu face à face. J’ai supporté l’éclat divin que mes yeux humains tempéraient. J’ai vécu l’éternité. Mais les temps étant venus, je suis venu me dresser devant toi. »

 

Tograth accueillit d’un éclat de rire terrible ces dernières paroles. Les premiers rangs de la fouie ayant vu rire Tograth rirent aussi, et le rire en éclats, en roulades, en trilles se communiqua bientôt à la populace tout entière, à Paponat et à Tristouse Ballerinette. Toutes les bouches ouvertes faisaient face à Croniamantal qui perdait contenance. On cria parmi les rires :

« A l’eau, le poète !… Au feu, Croniamantal !… Aux chiens, l’amant du laurier !

 

Un homme qui était au premier rang et avait un gros gourdin en appliqua un coup à Croniamantal, dont la grimace douloureuse lit redoubler les rires de la foule. Une pierre habilement lancée vint frapper le nez du poète, dont le sang jaillit. Une marchande de poisson fendit la foule, puis, se plaçant devant Croniamantal, lui dit :

« Hou ! le corbeau. Je te reconnais, Peuchaire ! tu es un policier qui s’est fait poète, tiens, vache, tiens, conteur de bourdes. »

Et elle lui asséna une gifle formidable et lui cracha au visage. L’homme que Tograth avait guéri de la calvitie s’approcha en disant :

« Regarde mes cheveux, est-ce un faux miracle, ça ? »

Et levant sa canne, il la poussa si adroitement, qu’elle creva l’œil droit. Croniamantal tomba à la renverse, des femmes se précipitèrent sur lui et le frappèrent. Tristouse trépignait de joie, tandis que Paponat essayait de la calmer. Mais du bout de son parapluie, elle alla crever l’autre œil de Croniamantal, qui la vit en cet instant et s’écria :

« Je confesse mon amour pour Tristouse Ballerinette, la poésie divine qui console mon âme. »

 

Alors de la foule des hommes crièrent :

« Tais-toi, charogne ! attention les madames. »

 

Les femmes s’écartèrent vite, et un homme qui balançait un grand couteau posé sur sa main ouverte, le lança de telle façon qu’il vint se planter dans la bouche ouverte de Croniamantal. D’autres hommes firent de même. Les couteaux se fichèrent dans le ventre, la poitrine, et bientôt il n’y eut plus sur le sol qu’un cadavre hérissé comme une bogue de châtaigne marine.

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