Le Robinson de la gare Saint-Lazare.

 

On pense généralement que les Anglais sont les gens les plus flegmatiques du monde. C’est une erreur et l’histoire authentique suivante, dont on n’a point parlé bien qu’elle soit extraordinaire, montre assez que certains Français et même des Parisiens rendraient des points aux insulaires les plus froids.

 

Le 1er janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin, riche négociant du Sentier et dont la demeure opulente est située avenue du Bois-de-Boulogne, prenait un fiacre, place de l’Étoile.

A la gare Saint-Lazare, grandes lignes, dit-il au cocher, et un peu vite, je dois prendre le train du Havre.

M. Pandevin allait à New-York pour affaires et n’emportait qu’une petite valise. L’heure pressait et le fiacre arriva à la gare quelques minutes à peine avant le temps indique sur l’horaire pour le départ du train.

M. Pandevin tendit au cocher un billet de mille francs mais l’automédon n’avait pas de monnaie.

« Attendez-moi, dit le négociant, donnez-moi votre numéro, je vais revenir.

Il laissa sa valise dans la voiture et alla prendre son billet. Mais voyant alors qu’il s’en fallait d’une minute que le temps indiqué sur l’horaire pour le départ du train fût accompli, M. Pandevin pensa :

Ce cocher a ma valise et des papiers qui après tout ne me sont pas indispensables. Il attendra, trouvera mon adresse sur la valise et se fera payer chez moi.

Et il s’en fut prendre son train qui ne partit que deux heures plus tard, car il y a belle lurette que Ces horaires ne sont plus respectés. Au Havre, il prit le bateau pour l’Amérique et ne pensa plus au cocher.

 

Celui-ci attendit patiemment son client et se dit au bout de vingt minutes :

Ce n’est plus à la course, c’est à l’heure.

Puis il se remit à attendre philosophiquement.

A midi, il se fit apporter à déjeuner par un camelot, descendit pour manger, et de crainte que l’on n’emportât la valise, la serra dans son coffre sous le siège. Le soir, il dîna comme il avait déjeuné, donna le picotin à son cheval et continua d’attendre jusqu’au dernier train, après minuit.

Alors il secoua les rênes sur Cocotte et sortit de la cour du Havre sans témoigner d’humeur ni d’impatience.

Il s’arrêta devant le chantier du Nord-Sud qui s’élevait à cette époque devant la gare Saint-Lazare ? descendit de son siège et ouvrit la porte de cette singulière construction de bois que les Parisiens ont admirée pendant de longues années et dont les nombreuses répliques ornent encore certains points privilégiés de la capitale. Prenant son cheval par la bride, le cocher dont je parle et duquel il est juste que la postérité connaisse le nom, Evariste Roudiol, propriétaire d’un hongre et de la voiture de place no 20364, remisa le tout dans le chantier couvert qui somme toute constituait une demeure assez confortable et située en plein centre de Paris. Il y avait là de la paille dont il fit la litière pour son cheval qu’il détela et lui-même dormit commodément dans la voiture, bien enveloppé de couvertures, quoique la nuit malgré la saison ne fut pas trop froide.

A cinq heures, il fut sur pied, battit la semelle, agita ses bras horizontalement et vigoureusement pour se réchauffer, attela, et laissa l’équipage dans le chantier couvert, car un fiacre ne peut entrer dans la cour du Havre s’il n’a point de voyageur.

Et le cocher Evariste Roudiol fut se poster à l’entrée de la gare, à l’endroit même où son client l’avait quitté la veille. Vers sept heures, il alla prendre un café au bistrot qui se trouve dans la cour du Havre, il écrivit à sa femme un bleu qu’il fit porter à la poste par un garçon et fut se remettre en observation.

Vers midi, Mme Roudiol fit apporter à son mari un ameublement sommaire, avec de la paille, du foin et de l’avoine pour le cheval qui semblait fort heureux de ses nouveaux loisirs. Il est vrai que ces allées et venues parurent insolites aux passants. Ils n’avaient jamais vu aucun ouvrier dans le chantier. La police, cependant, trouva que le tout était naturel et que, sans doute, on avait installé là un gardien pour empêcher les sabotages d’une part, et, de l’autre, tout travail intempestif aussi bien. qu’inusité.

 

Et une vie délicieuse commença pour l’homme et pour le cheval qui prenait de l’embonpoint, tandis que Roudiol fumait la pipe tout le jour eu surveillant l’arrivée des voyageurs.

Puis ce furent les beaux jours. Mme Roudiol vint tenir compagnie à son mari qu’elle quitta vers le milieu fie l’automne quand la bise fut venue...

 

Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que menaient l’homme et la bête, singuliers Robinsons d’un des quartiers les plus animés de Paris.

De temps à autre, pour donner un peu d’exercice à Cocotte, le cocher priait un passant de monter dans la voiture afin de pénétrer dans la cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu, sans que Roudiol perdît de vue la sortie de la gare. Et avant de se coucher, de te grotte écriture appliquée, il inscrivait, chaque soir, quelques chiffres sur un vieux carnet crasseux et gauchi.

 

Le 1er janvier 1910, Roudiol, debout a quatre heures du matin, pansa son cheval, l’attela, et, vers huit heures voyant que le temps était beau, se dit qu’il fallait en profiter.

Il fit monter un camelot dans la voiture et entra dans la cour du Havre où, après quelques évolutions, il alla se placer près de la sortie des grandes lignes...

A neuf heures, un monsieur parut et s’arrêta comme pour chercher quelqu’un. Mais le cocher avait reconnu son client :

Voilà, bourgeois ! lui cria-t-il en sautant a bas de son siège.

– C’est vous ? dit M. Pandevin, attendez ! Et il tira son portefeuille où il prit un bulletin.

– C’est bien cela, dit-il, 20364. Combien vous dois-je ??

– Cinquante-six mille trois cent vingt-deux francs, répondit le cocher, et vingt-cinq centimes pour le colis.

M. Pandevin vérifia le calcul : trois ans moins une heure à deux francs l’heure, tarif de jour, deux francs cinquante l’heure, tarif de nuit, en modifiant les totaux quotidiens selon les horaires d’hiver ou d’été et sans oublier d’ajouter une jour. née pour l’année bissextile 1908.

C’est juste, observa M. Pandevin, voilà votre dû. » Et il lui donna 56,322 fr. 50, car il comptait vingt-cinq centimes pour le pourboire.

Roudiol serra le tout dans son grand porte-monnaie.

 

« Maintenant, chez moi ! » dit M. Panadevin qui, après avoir donné son adresse, monta dans la voiture.

Et quand ils furent arrivés à destination, il donna au cocher un franc soixante-quinze pour la course.

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