IV

 

Dans le couloir les graffitti sotadiques et les noms illustres me remplirent de dégoût, mais l’orgueil d’être désormais l’allié de l’horrible maison des Tyndarides m’emplit alors et je ne pus me retenir d’écrire au crayon :

 

J’AI COCUFIÉ LE CYGNE

Après quoi plein d’inquiétude et ne pouvant plus supporter l’atmosphère do cette maison souterraine, où rien n’était surnaturel certes, mais où tout était si nouveau pour moi, je voulus retrouver la sortie sans que personne m’eût rencontré, Mais je m’égarai, car au lieu de revenir dans les appartements que j’avais traversés je me trouvai bientôt et tout tremblant dans une grande salle où sur une estrade à trois marches se trouvait in siège aux pieds brisés, sorte de trône démantibulé derrière lequel pendait une tapisserie figurant un écu fiselé d’ argent et d’azur. Au mur où s’ouvrait a porte par où j’entrai, des tableaux étaient pendus qui représentaient la vie en zônes colorée, en lumières éclatantes.

Dans le fond un orgue emplissait la muraille et côte à côte comme des chevaliers en armure veillaient les tyaux polis. Sur l’orgrue une partiton fermée portait sur le plat visible de sa riche reliure !

 

PARTITION ORIGINALE DE L’OR DU RHIN

 

La salle était dallée de serpentine, de port or de cuivre ; il y avait aussi des dalles de verre transparent dont il montait des lumières soit rouges, soit violettes. Ces lumières n’éclairaient point la salle qui était illuminée par de grandes fenêtres où la lumière venait comme un jour naturel. A certaines places de ce dallage je vis des flaques de sang et dans un coin une pile de couronnes de théâtre en cuivre doré et en verroterie.

 

C’est ici que se place l’épisode le plus émouvant de mon voyage, car voulant sortir de ce lieu et n’osant revenir sur mes pas, j’ouvris au hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l’orgue. Il était huit heures du soir environ. Jetai un coup d’œil dans une grande salle qui n’était pas moins éclairée que celle où je me tenais et qui était toute parfumée à l’essence de rose.

Un homme au visage jeune (il avait cependant alors environ soixante-cinq ans), s’y tenait vêtu comme un grand seigneur français du règne de Louis XVI. Ses cheveux nattés à la Panurge étaient surchargés de poudre et de pommade. Comme je pus m’en rendre compte par la suite, des scènes de Richard Cœur de Lion étaient brodées sur son gilet et des boutons de deux pouces de diamètre contenaient sous verre douze miniatures, portraits des douze Césars.

Autour de la salle, de grands pavillons de cuivre sortaient de la muraille.

 

Le curieux personnage dont l’aspect anachronique contrastait si fort avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d’un air las et elle resta enfoncée tandis qu’il sortait d’un des pavillons une rumeur étrange et continue dont je ne distinguai d’abord pas le sens.

L’inconnu écouta un moment avec attention ces rumeurs, tout à coup il se leva et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la main droite étendue, la gauche sur son cœur, il s’écria : –

« Royaume ermite ! ô pays du Matin Calme ! l’aube pointe à peine sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet appareil précis m’apporte le murmure. J’entends le bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l’orage des aumônes pleuvant parmi les bousculades des pauvres gens. Je t’entends aussi cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue la plainte d’un enfant. J’entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l’Yang Ban magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu’à moi, le Roi-Lune, j’irai visiter ton décor et jouir de ton climat que l’on dit délicieux. »

Et tandis que s’élevaient les paroles de celui que je reconnus aussitôt pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que l’opinion populaire des Bavarois qui pensent que leur roi malheureux et fou n’est point mort dans les eaux sombres du Starnbergsée, était juste. Mais les rumeurs lointaines qui provenaient du triste royaume des ermitages. me sollicitaient trop pour que je ne me laissasse point aller au charme qui m’arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant attentivement les murmures do l’aube, il me sembla entendre le bruit des lavandières battant perpétuellement les linges et les costumes virginaux, et les chocs incessants des bâtons remplaçant le fer à repasser, comme si c’était l’aube blanche elle-même qu’on lavait et qu’on repassait.

Puis l’auguste noyé postiche du lac de Starnberg, appuya sur une autre touche et aux paroles murmurées par le roi, je compris que les bruits qui provenaient jusqu’à nous évoquaient l’atmosphère heureuse du Japon au moment de l’aurore.

Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition, étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c’était les rumeurs d’un paysage japonais. Le vent soufflait dans les arbres, un village devait être là, car j’entendais les rires des servantes, le rabot d’un menuisier et le jet glacial des cascades.

Puis une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande, j’entendis le sifflement des geysers fusant en plein jet d’eau chaude.

Ensuite, ce beau matin se continua dans là molle Taïti. Nous voilà au marché de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y erraient, on entendait leur beau langage guttural et presque semblable au grec antique, on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le thé, le café, le beurre et les gâteaux ; le son des accordéons et des guimbardes...

Nous voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a surgi, autour de cette station d’où repart le pullman dont, de concert avec le roi, j’entends le sifflement.

Bruits terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à Chicago, à l’heure de midi.

 

Nous voici à New-York où chantent les vaisseaux sur l’Hudson.

Des prières violentes s’élèvent devant un christ à Mexico.

 

Il est quatre heures. A Rio-de-Janeiro passe une cavalcade carnavalesque. Les balles de caoutchouc lancées par des mains sûres, s’aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les eaux de senleur comme les alcancies moresques d’autrefois, plic, ploc, rires, ah ! ah !

C’est six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de balisier. On entend chanter :

 

Ça qui pas counaîte

Bélo chabin ché,

Ça qui pas counaîte

Robelo chabin.

 

Sept heures, Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ernest La Jeunesse, car le microphone comme par hasard, aboutissait dans un café des grands boulevards.

, L’angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d’un double chœur chantant passe sur le Rhin se rendant à Coblence.

Puis ce fut l’Italie, près de Naples, Les voiturins jouaient à la mourre par la nuit étoilée.

Alors vint la Tripolitai ne où, autour d’un feu de bivouac, Marinetti s’exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la maison de Savoie l’ touraient, martialement prêtes à le défendre en cas d’agression improbable et tiraient quelques feux de salve onomatopéiques, tendis que de poste en poste à travers le camp se répondaient les sonneries des trompettes.

Une minute après, dix heures ! Sont-ce des mendiants qui se plaignent, qui gémissent avec tant d’ardeur ? le roi qui les écoute murmure :

 

« C’est la voix d’Ispahan qui arrive jusqu’à moi, issue d’une nuit noire comme le sang des pavots. »

 

Et tandis qu’il y songe, c’est l’odeur des jasmins que j’imagine.

Minuit ! un pauvre pâtre crie dans un désert glacé, c’est l’Asie nocturne d’où le mal s’étend sur le monde.

Des éléphants barrissent. Une heure du matin ! C’est l’Inde !

Puis le Thibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.

Trois heures : le bruit des milliers de barques s entre-choquant avec douceur sur les bords du fleuve a Saïgon.

Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c’est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un chant de coq éclate annonçant l’aube qui, livide, abandonne déjà la blanche Corée.

Les doigts du roi coururent sur les touches au hasard, faisant s’élever, en quelque sorte, tous les chants, toutes les rumeurs de ce monde, dont nous venions immobiles, de faire le tour auriculaire.

Et tandis que je m’émerveillai, le roi leva soudain la tête.

« Apportez-moi, me dit-il, la partition originale de l’Or du Rhin, je veux la parcourir après avoir écouté la symphonie du monde et avant d’aller entendre l’orchestre mouvant de M. Oswald von Hartfeld... Mais figure de criminel, où est ton masque ? je ne veux devant moi personne sans masque. »

Et le roi s’avança les poings fermés, il était de stature herculéenne, il me secoua brutalement, me battit a coups de poing, à coups de pied, me cracha à la figure, criant :

« Qu’on lui coupe les testicules, Frankenstein. Eulenbourg, Jacob Ernst, Durkheim, qu’on lui coupe les testicules ! »

Je n’attendis aucun de ces messieurs, et voyant que le roi s’inquiétait de ce que j’étais démasqué plutôt que de ma présence insolite, je me dis que si je savais retrouver la porte par laquelle jetais entré dans le souterrain, je ne serais recherché par personne, le roi ne pensant avoir eu à faire qu’à un des familiers de sa maison : serviteurs, subalternes, pages, seigneurs ou bateliers.

Et tandis que je me sauvais, je l’entendais qui criait :

« La partition de l’Or du Rhin, le masque sur ta figure de criminel ou l’on te coupera les testicules ! »

 

Je me remis à errer dans ce somptueux, soutertrain où vivait ce vieux noyé qui avait été un roi fou. Pendant deux heures au moins, je m’avançai prudemment dans l’obscurité, ouvrant des portes, tâtonnant la muraille et ne trouvant point d’issue.

D’abord j’entendis des éclats de voix au loin, puis tout se tut.

Enfin je me retrouvai dans la grotte qui servait de vestibule à cette étonnante demeure.

Dehors éclataient des fanfares. Je n’eus qu’à ouvrir la porte par laquelle j’avais pénétré dans l’hypogée pour me retrouver parmi les sapins.

Mais la foret s’était illuminée ; les mille lumières qui y étaient nées couraient, se haussaient, se baissaient, s’éloignaient, se rapprochaient, se groupaient, se tassaient, dégringolaient, s’étreignaient, se rallumaient, se rapetissaient, grandissaient, changeaient de couleurs, unifiaient leurs teintes, les diversifiaient, les unissaient en formes géométriques, les séparaient en lueurs, en flammes, en étincelles, les solidifiaient pour ainsi dire en d’incandescentes formes géométriques, en lettres de l’alphabet, en chiffres, en figures animées d’hommes et de bêtes, en de hautes colonnes ardentes, en lacs roulant des flots enflammés, en phosphorescences livides, en gerbes de fusées, en girandes. en lumière sans foyer visible, en rayons, en éclairs.

A certains moments, j’apercevais tout un peuple réuni au loin. En me rapprochant prudemment et me dissimulant derrière les troncs d’arbres, j’arrivai à distinguer ces personnages. Ils étaient masqués, sauf le vieux roi, dont le visage était découvert. Il avait mis un costume mi-masculin, mi-féminin, c’est-à-dire que sur son, costume XVIIe siècle il avait enfilé une robe à paniers, mais ouverte par devant et ornée d’une ceinture de gymnastique comme en ont les pompiers.

A ce moment, la musique reprit. Il y avait des musiciens très éloignés et d’autres tout proches. Leurs fanfares s’en allaient et revenaient, éclataient au loin ou tout près. On eût dit que cent orchestres se fuyaient, se cherchaient, se groupaient, se couraient après, s’éloignaient ou se rapprochaient, vite ou lentement. Il y avait là des stridences inconnues, des sonorités d’une force inouïe, des timbres d’une nouveauté impressionnante. Il venait de la musique de très haut, comme du ciel. Il en sortait de dessous ferre et nous étions noyés, pour ainsi dire, dans un océan de sons magiques.

Tout à coup, tous ces personnages se ceignirent d’une ceinture semblable à celle du roi. Quelques-uns s’étant tournés, je vis que, sur le ventre, la ceinture était ornée d’un instrument assez semblable à un réveille-matin.

« Voilà, voilà dés couleurs, disait le roi, et cet art est plus grand, il a plus de ressources que la peinture... Et cette musique mouvante, est-elle assez vivante ? Maintenant, mes amis, allons nous promener. »

Et le roi Lune s’envola gracieusement. Il alla se percher dans un arbre, ou il continua de parler en allemand. Mais je ne compris pas ce qu’il disait et il me sembla qu’il gazouillait avec la lune qui luisait entre les branches, puis il reprit son vol, et toute la compagnie s’envola avec lui, et ils disparurent dans les airs comme une troupe d’oiseanx. migrateurs.

parvins à gagner Werp dans la matinée, mais je néprouvai le besoin de raconter mon aventure à personne.

 

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