III

 

M’étant trouvé soudain dans l’obscurité, je gagnai la muraille et me dirigeai dans le sens ou les voix s’éloignaient. En tâtonnant je gagnai un escalier au bas duquel s’ouvrit une porte qui donnait dans un couloir étroit creusé dans le rocher et sur les parois duquel je vis ou gravés ou écrits au crayon ou au fusain les plus extraordinaires des graffitti obscènes. Je cite ceux dont je me souviens. mais en voilant la crudité de quelques-uns des termes qui étaient employés.

Un double phalle monstrueux fleuronnait l’M initial de l’inscription suivante :

 

MICHEL-ANGE A CAUSÉ UN VIF PLAISIR A HANNS VON JAGOW

C’était écrit au crayon.

Plus loin, d’un cœur percé d’une flèche entourée d’un aspic sortait une banderolle avec cette devise :

 

A CLÉOPATRE POUR LA VIE

Un érudit avait formulé en caractères gothiques un souhait qui m’emplit de stupéfaction et qui se rapportait à Hrotswitha, la dramaturge :

 

JE VOUDRAIS FAIRE L’AMOUR

AVEC

L’ABBESSE DE GANDERSHEIM

 

L’histoire de France avait inspiré à un anonyme, admirateur du XVIIIe siècle, l’exclamation la plus délirante :

 

IL ME FAUT MADAME DE POMPADOUR

 

Ces inscriptions étaient gravées avec une pointe métallique dans la paroi.

En voici une, tracée à la craie et accompagnée de trois ctéïs ailés et d’ampleur différente :

 

J’AI EU LE MÊME SOIR LA MÊME

JOLIE TYROLIENNE DU XVIIe SIÈCLE

A SES AGES DE 16, 21 ET 33

ANS. J’AURAIS PU ENCORE L’AVOIR

A SON AGE DE 70 ANS, MAIS

J’AI PASSÉ LA MAIN A NICOLAS

L’anglomanie battait son plein dans cette déclaration catégorique au crayon bleu :

 

L’ANGLAISE INCONNUE DU TEMPS DE CROHWELL

 

AVALE TOUT

 

Signé : JEAN VIGOUR.

Une inscription largement tracée au fusain et presque effacée par endroits semblait un éclat de rire sarcastique qui me parut presque inconvenant dans cet inimaginable cimetière graphique :

 

J’AI EU HIER LA COMTESSE TERNISKA

A L’AGE DE 17NS, ELLE QUI

EN A 45 BIEN SONNÉS

H. VON M.

Enfin je ne me crus pas trop audacieux en rapportant, eu égard aux graffitti précédents et malgré toute l’invraisemblance de la supposition, au mi gnon du roi Henri cet aveu passionné et plein de franchise :

J’AIME QUÉLUS A LA FOLIE

 

Ces inscriptions équivoques et énigmatiques me remplirent de stupéfaction. Des cœurs percés, des cœurs enflammés, des cœurs doubles, d autres emblêmes encore : ctéïs ai les ou non, imberbes ou toisonnés ; phalles orgueilleux ou humilies, pattus ou prenant leur vol, solitaires ou accompagnes de leurs témoins, ornaient la paroi de tout un blason indécent et capricieux.

J’avançai délibérément dans le couloir où, par une porte sans battant et que fermait a demi un rideau de lourde tapisserie, je vis ce qui se passait à l’intérieur d’une salle dont le plancher était matelassé et recouvert de tapis, de coussins, de plateaux chargés de rafraîchissements. Aux murs et assez bas, quelques vasques que surmontait un robinet avançaient en forme de proue et pouvaient servir de bidet ou de cuvette. La jeune brigade dont j’avais suivi les déplacements jusqu’alors s’était réfugiée dans cette pièce. Ces jeunes gens s’étaient couchés là. Sur le matelas qui couvrait le sol, on voyait encore quelques boîtes de bois. Chacun de ces messieurs en avait une près de lui, d’autres étaient inoccupées ; l’une d’elles, placée près de la porte, se trouvait à ma portée.

Ils furent avant tout attentifs à regarder quelques albums, dont il y avait une profusion ; il me parut de loin que c’étaient des albums de photographies nues : modèles d’académies, hommes, femmes et enfants.

L’effet qu’on attendait de ces nudités s’étant produit, ces jeunes gens prirent les altitudes les plus débraillées possibles. Ils firent étalage de leur vigueur et, ouvrant les boîtes ils déclanchèrent les appareils, qui se mirent à tourner lentement assez semblablement aux cylindres des phonographes. Les opérateurs ceignirent encore une sorte de ceinture qui par un bout tenait à l’appareil, et il me parut qu’ils devaient tous ressembler à Ixion lorsqu’il caressait le fantôme de nuées, l’invisible Junon. Les mains de ces jeunes gens s’égaraient devant eux comme s’ils palpaient des corps souples et adorés, leur bouche donnait a l’air vide des baisers enamourés. Bientôt ils devinrent plus lascifs et, pétulants, se marièrent avec le vide. J’étais déconcerté, comme si j’avais assisté aux jeux inquiétants d’un collége de fous priapiques ; des sons sortaient de leur bouche, des phrases d’amour, des hoquets voluptueux, des noms si anciens où je reconnus ceux de la très sage Héloïs, de Lola Montés, d’une certaine octoronne qui devait provenir de je ne sais quelle plantation de la Louisiane au XVIIIe siècle ; quelqu’un parlait d’un « page, mon beau page ».

Cette orgie anachronique me rappela soudain les inscriptions du couloir. J’écoutai avec plus d’attention les termes lascifs et j’assistai à l’accomplissement de tous les désirs de ces libertins, qui trouvaient la volupté dans les bras de la mort.

« Les boîtes, me dis-je, sont des cimetières, où ces nécrophiles déterrent des cadavres amoureux ».

Cette pensée me transporta, je me trouvai à l’unisson de ces débauchés et tendant la main, je saisis près de la porte, sans que personne s’en aperçût, la boîte qui s’y trouvait, je l’ouvris, puis déclanchai le mouvement comme je l’avais vu faire aux jeunes gens, ceignis la courroie autour de mes reins et aussitôt il se forma sous mes yeux ravis un corps nu qui me souriait voluptueusement.

Peu au fait de la mécanique il me serait difficile de m’étendre sur les caractéristiques de l’appareil, ni sur les données théoriques qui avaient présidé à sa construction. Toutefois comme son apparence n’avait rien de surnaturel, j’essayai de me figurer l’opération à laquelle il présidait.

Cette machine avait pour fonction : d’une part d’abstraire du temps une certaine portion de l’espace et de s’y fixer à un certain moment et pour quelques minutes seulement, car l’appareil n’était pas très puissant ; d’autre part de rendre visible et tangible à qui ceignait la courroie, la portion du temps ressuscitée.

C’est ainsi que je pouvais regarder, palper, besogner en un mot (non sans quelque difficulté), le corps qui se trouvait à ma portée, tandis que ce corps n’avait aucune idée de ma présence, n’ayant lui-même aucune réalité actuelle.

Les appareils qui se trouvaient là avaient dû être fixés à grands frais, car la patience seule pouvait faire rencontrer dans le passé, à l’inventeur, ces personnages voluptueux en plein pouvoir de volupté, et bien des tâtonnements devaient être nécessaires, bien des cylindres n’avaient dû rencontrer que des personnages peu importants dans de toute autre action que celle de faire l’amour,

J’imagine que l’étude approfondie de l’histoire, surtout de la chronologie, devait être indispensable aux constructeurs. Ils fixaient leur appareil sur l’emplacement où ils savaient qu’à telle date tel personnage féminin avait couché et mettant la mécanique en marche lui faisant atteindre la date et l’heure exacte où ils pensaient pouvoir rencontrer le sujet dans l’attitude convenable.

Des appareils plus puissants et construits dans un but plus en rapport avec la morale courante, pourraient servir à reconstituer des scènes historiques. Nul doute qu’une heureuse combinaison avec le phonographe ne permette à inventeur s’il veut livrer son secret au public, au lieu de le faire servir uniquement à l’amusement de quelques débauchés souterrains, ne permette, dis-je, de donner l’apparence complète du passe en ses fragments découverts et qu’il n’y ait bientôt des explorateurs des temps révolus comme il y a encore et pour peu de temps, des explorateurs de terres inconnues. Tel de ces explorateurs s’acharnera à reconstituer, rouleau par rouleau, la vie de Napoléon. Des journaux publieront des informations comme celle-ci : « M.X..., explorateur du temps, vient par un heureux hasard, de découvrir le poète villon dont la vie est encore si mal connue et cylindre à cylindre il ne le lâche pas d’une semelle. »

 

Mais n’anticipons point. Tout cela est encore du domaine de l’utopie, tandis que le corps que je pressais dans mes bras me paraissait si fort à mon goût que j’en usais largement sans qu’il s’en doutât.

C’était une femme brune et voluptueuse, peau blanche où des veines délicates paraissaient en si grand nombre qu’elle semblait bleue, de l’adorable bleu marin où se condensa l’écume que fut le corps divin d’Aphrodite. Et comme de ses deux mains rapprochées devant elle a la hauteur des seins, elle semblait repousser quelque chose, j’imaginais que c’était le corps flexible et blanc du cygne qui ne chantera point et qu’elle était Léda, mère des Dioscures. Elle disparut bientôt quand l’appareil s’arrêta et je me retirai à pas lent, tout bouleversé de ma bonne fortune.

 

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