Savieli, se levant de sa chaise, fit le signe de la croix, se frotta les yeux, et, constatant que le chantre sommeillait, il le réveilla et ne manqua pas de lui faire les plus amers reproches. Puis il sortit pour se débarbouiller et s’habiller, but sans doute un bon verre d’eau-de-vie et revint encore plus hargneux.
– « À quoi sert votre sang après la mort ? », commençait le chantre d’une voix nasillarde.
La maison s’éveillait bruyante. La gouvernante amena de nouveau les enfants. Cette fois, Sonia fut beaucoup plus tranquille et la couverture de soie plut beaucoup à Nicolas, qui se mit sans scrupule à jouer avec les franges. Puis vint Sophie Franzovna, la sage-femme, qui adressa une observation quelconque à Savieli, et manifesta en matièrefunéraire une compétence qu’on n’eût jamais soupçonnée d’une personne de sa spécialité. Les domestiques, les palefreniers, le concierge et même des gens inconnus de tout le monde vinrent me dire adieu ; tous prièrent très ardemment, les vieilles femmes sanglotaient, et je remarquai que, parmi ceux qui venaient me présenter leurs devoirs, les gens du peuple non seulement m’embrassaient sur la bouche, mais même le faisaient avec une certaine satisfaction, tandis que les personnes de mon monde, même les plus intimes, s’approchaient de moi avec une répugnance qui eût outragé mes yeux de jadis. Nastasia vint de nouveau ; elle avait une robe de chambre bleue à fleurs roses. Ce costume ne plut pas à Savieli, et il lui en fit l’observation sévèrement.
– Mais je n’y peux rien, Savieli Petrovitch, répondit Nastasia, j’aurais voulu mettre une robe foncée, mais aucune n’a la ceinture assez large.
– Ah bien ! alors tu n’avais qu’à rester dans ton lit ; une autre à ta place aurait honte de s’approcher du cercueil du prince avec un tel ventre.
– Pourquoi l’insultez-vous, Savieli Petrovitch, objecta Séméon ; elle est ma femme légitime, il n’y a donc aucun péché.
– Je connais ces salopes légitimes, grommela Savieli en retournant dans son coin.
Nastasia, très confuse, voulait répondre par quelque grossièreté, mais elle ne trouva pas le mot approprié ; sa bouche se contracta et dans ses yeux parurent des larmes.
– « Et tu vaincras le serpent », disait le chantre.
Nastasia s’approcha tout près de Savieli et lui dit à voix basse :
– Vous êtes, vous aussi, un serpent.
– Quoi ! moi, un serpent ? ah ! toi…
Savieli n’acheva pas : un coup de sonnette venait de retentir à la porte d’entrée, et Vasutka parut, annonçant l’arrivée de la comtesse Marie Mikhaïlovna.
Le salon se vida aussitôt. Marie Mikhaïlovna, la tante de ma femme, était une vieille dame très importante. Elle s’approcha de moi à pas lents, pria avec majesté et voulut m’embrasser ; mais, après avoir réfléchi quelques instants, elle hocha au-dessus de moi sa tête grise nonchalamment encapuchonnée de noir ; après quoi, soutenue avec respect par sa dame de compagnie, elle se dirigea vers la chambre de ma femme. Elle revint un quart d’heure après ramenant sa nièce, laquelle était en robe de chambre blanche et avait les cheveux défaits. Ses paupières gonflées lui permettaient à peine d’ouvrir les yeux.
– Voyons, Zoé, mon enfant, lui dit la comtesse, sois courageuse ; rappelle-toi comment, en de pareilles circonstances, j’ai supporté la douleur…
– Oui, tante, je serai courageuse, répondit ma femme, et, d’un pas assuré, elle se dirigea vers moi ; mais, sans doute, j’avais beaucoup changé pendant la nuit, car elle chancela en poussant un cri et tomba dans les bras de ses femmes.
On l’emmena.
Ma femme était sans doute très attristée de ma mort ; mais, dans toute manifestation extérieure de douleur, il y a presque toujours une certaine dose d’effet théâtral : l’homme même le plus sincèrement attristé ne peut oublier que les autres le regardent.
À deux heures, les visiteurs commencèrent à venir. Ce fut d’abord un célèbre général encore jeune, avec des moustaches grises en crocs et une poitrine constellée. Il s’approcha de moi, voulut aussi m’embrasser ; mais il réfléchit, et fit un ample signe de croix sans toucher de ses doigts son front ni sa poitrine, puis s’adressant à Savieli :
– Eh quoi ! cher Savieli ! nous avons perdu notre prince !
– Oui, Excellence, j’ai servi le prince quarante ans, et pouvais-je penser…
– Ce n’est rien, rien, la princesse ne t’abandonnera pas.
Et, tapant sur l’épaule de Savieli, le général se dirigea à la rencontre d’un sénateur jeune, petit, qui, sans s’approcher de moi, se laissa tomber sur la chaise où Savieli avait dormi.
La toux l’étouffait.
– Ainsi, Ivan Jéfimitch, disait le général, nous avons encore un membre de moins !
– Oui, c’est déjà le quatrième depuis le nouvel an.
– Comment, le quatrième ? pas possible !
– Comment, pas possible ? Juste le jour de l’an, est mort Polzikoff, après, Boris Antonovitch, ensuite le prince Vassili Ivanovitch…
– Oh ! le prince Vassili Ivanovitch ne peut compter, depuis deux, années il ne venait plus au club.
– Pourtant il avait renouvelé sa cotisation.
– Polzikoff était vieux lui aussi ; mais le prince Dmitri Alexandrovitch ! dans la force de l’âge, un homme bien portant, plein de vie, c’est trop !
– Que faire ? « Nous ne savons ni le jour, ni l’heure. »
– Oui, tout cela est très beau, nous ne connaissons, nous ne connaissons… c’est bien. Mais ce n’en est pas moins triste de quitter le club, le soir, et de n’être pas sûr d’y retourner le lendemain ; et ce qui est encore plus triste, c’est que vous ne pouvez pas savoir où cette canaille vous attrapera. Ainsi, par exemple, le prince Dmitri Alexandrovitch… il est allé aux funérailles de Vassili Ivanovitch et s’y est enrhumé ; vous et moi y étions aussi, et nous ne nous sommes pas enrhumés.
Le sénateur eut un nouvel accès de toux et son humeur acariâtre s’accentua.
– Oui, il a eu un sort admirable, ce prince Vassili Ivanovitch ; toute sa vie, il a fait des canailleries de tout genre. Bien ! et voilà qu’il meurt… On pourrait croire que c’est la fin de toutes ses canailleries… Pas du tout ! À ses propres funérailles, il a réussi à tuer son neveu.
– Quelle langue, Ivan Jéfimitch ! Vous attaquez non seulement les vivants, mais les morts ? Il y a un proverbe : de mortis, de mortibus…
– Vous voulez dire : de mortuis exat bene, aut nih il ? mais ce proverbe est idiot, je le corrige un peu et dis : de mortuis aut bene aut male, sans quoi l’histoire disparaît ; on ne pourrait prononcer un arrêt juste sur aucun gredin historique, du fait que tous sont morts, et le prince Vassili était dans son genre un personnage historique : ce n’est pas pour rien qu’il a eu tant de méchantes histoires.
– Cessez, cessez, Ivan Jéfimitch. Vous avez la langue trop bien pendue. Mais, du moins, vous ne pouvez dire de mal de notre cher Dmitri Alexandrovitch, vous conviendrez que c’était un homme charmant.
– Pourquoi exagérer, général ? Disons que c’était un homme aimable et poli, ce sera bien assez, et chez un prince Troubchevsky ce n’est pas un mince mérite, car, en général, les princes Troubchevsky ne sont pas connus pour leur amabilité. Sans aller plus loin, prenez son frère André…
– Ah ! sur lui, je ne discuterai pas avec vous : André m’est tout à fait antipathique. Pourquoi diable est-il si poseur ?
– Il n’a pas lieu d’être poseur, mais ce n’est pas la question… Si un homme comme le prince André Alexandrovitch est toléré dans notre société, cela prouve notre admirable indulgence… On ne devrait pas donner la main à un tel homme. Voici ce que j’ai appris sur lui, de source sûre, il n’y a pas longtemps…
À ce moment parut mon frère, et les deux interlocuteurs se précipitèrent à sa rencontre, lui exprimant leurs bien vives condoléances.
Ensuite, à pas timides, entra mon vieux camarade Michel Sviaguine, brave homme très viveur. Au commencement d’octobre, il était venu chez moi, m’avait expliqué sa grave situation et m’avait demandé, pour deux mois, cinq mille roubles qui devaient le sauver. Après quelque hésitation, je lui signai un chèque ; il me proposa un billet à ordre, mais je lui répondis que ce n’était pas nécessaire. Naturellement, au bout de deux mois, il ne put me payer et commença à m’éviter. Durant ma maladie, il envoyait de temps en temps demander des nouvelles de ma santé ; lui-même ne se montra jamais. Comme il s’approchait de mon cercueil, je lus dans ses yeux les sentiments les plus divers : la tristesse, la honte, la peur, et même, là-bas, tout au fond des yeux, une petite joie à la pensée qu’il avait un créancier de moins. Mais cette pensée même le rendit tout honteux, et il se mit à prier avec ardeur. Une lutte s’engageait dans son cœur : d’une part, il était tenté de faire sur l’heure la déclaration de sa dette ; d’autre part, il se disait : « À quoi bon faire cette déclaration, puisque je ne puis payer. Je me libérerai plus tard… Mais peut-être quelqu’un a-t-il connaissance de cette dette ; peut-être est-elle inscrite sur quelque carnet ?… Il faut l’avouer immédiatement. »
D’un air très résolu, Michel Sviaguine s’approchait de mon frère et se mettait à lui parler de ma maladie. Mon frère répondait comme à contre-cœur et en regardant d’un autre côté ; ma mort lui donnait le droit d’être distrait et revêche.
– Voyez-vous, prince, commença Sviaguine en hésitant, j’étais débiteur du défunt.
Mon frère devint attentif et le regarda interrogativement.
– Je voulais dire que j’avais de grandes obligations envers feu Dmitri Alexandrovitch. Pendant de longues années…
Mon frère se détourna de nouveau, et Michel Sviaguine revint à sa place ; ses joues rouges étaient agitées d’un tressaillement ; ses yeux exploraient la salle, timides. Pour la première fois depuis ma mort, je regrettai de ne pouvoir parler ; j’aurais tant voulu lui dire : « Garde ces cinq mille roubles, mes enfants ont assez d’argent. »
Le salon fut bientôt plein, les dames entraient, la plupart deux par deux, et s’immobilisaient le long du mur. Presque personne qui s’approchât de moi : je faisais horreur à tout le monde. Les dames les plus intimes demandaient à mon frère si elles pouvaient voir ma femme ; mon frère, saluant silencieusement, leur montrait la porte du salon. Instinctivement elles s’arrêtaient au moment d’entrer, puis, baissant la tête, elles se plongeaient dans le salon comme les baigneurs qui, après une courte hésitation, piquent une tête dans l’eau froide.
À deux heures, le Tout-Pétersbourg était là. Si j’eusse été vaniteux, l’aspect de la salle m’eût fait grand plaisir ; il vint même des personnages si considérables que mon frère, instruit de leur arrivée, se précipita à leur rencontre dans l’escalier.
J’ai toujours entendu avec attendrissement la messe des morts, bien que, de longues années, elle me soit restée incompréhensible. « La vie infinie » me troublait surtout ; cette expression, dans cette messe, me semblait une ironie ; maintenant ces paroles ont pour moi un sens profond, moi-même ai vécu cette vie infinie ; moi-même ai vécu là « où il n’y a ni maladie, ni douleur, ni soupirs », et, de fait, les soupirs terrestres me semblaient maintenant quelque chose d’étrange, d’incompréhensible. Quand le chœur chantait : « Les sanglots sur le cercueil », comme en réponse on entendait dans les coins de la salle des sanglots contenus. Ma femme se trouva mal de nouveau ; on l’emmena.
La messe finissait. D’une voix basse le diacre prononçait :
« Dans l’heureux sommeil… » ; mais, à ce moment, il se produisit quelque chose d’insolite : la salle devint toute sombre, comme si le crépuscule était descendu sur la terre ; je cessai de distinguer les personnages, je ne vis que des figures noires. La voix du diacre s’affaiblit, puis se tut ; les cierges s’éteignirent ; tout disparut pour moi, et je cessai à la fois de voir et d’entendre.