V

Je me trouvais en quelque lieu vague et trouble… Je dis « lieu » par habitude, car maintenant toute conception de distance et de durée était abolie pour moi, et je ne puis déterminer combien de temps je restai en cet état. Je n’entendais rien, ne voyais rien, je pensais seulement et avec force et persistance.

Le grand problème qui m’avait tourmenté toute ma vie était résolu : la mort n’existe pas, la vie est infinie. J’en étais convaincu bien avant ; mais jadis je ne pouvais formuler clairement ma conviction : elle se basait sur cette seule considération que, astreinte à des limites, la vie n’est qu’une formidable absurdité. L’homme pense ; il perçoit ce qui l’entoure, il souffre, jouit et disparaît ; son corps se décompose et fournit ses élémentsà des corps en formation : cela, chacun le peut constater journellement, mais que devient cette force apte à se connaître soi-même et à connaître le monde qui l’entoure ? Si la matière est immortelle, pourquoi faudrait-il que la conscience se dissipât sans traces, et, si elle disparaît, d’où venait-elle et quel est le but de cette apparition éphémère ? Il y avait là des contradictions que je ne pouvais admettre.

Maintenant je sais, par ma propre expérience, que la conscience persiste, que je n’ai pas cessé et probablement ne cesserai jamais de vivre. Voici que derechef m’obsèdent ces terribles questions : si je ne meurs pas, si je reviens toujours sur la terre, quel est le but de ces existences successives, à quelles lois obéissent-elles et quelle fin leur est assignée ? Il est probable que je pourrais discerner cette loi et la comprendre si je me rappelais mes existences passées, toutes, ou du moins quelques-unes ; mais pourquoi l’homme est-il justement privé de ce souvenir ? pourquoi est-il condamné à une ignorance éternelle, si bien que la conception de l’immortalité ne se présente à lui que comme une hypothèse, et si cette loi inconnue exige l’oubli et les ténèbres, pourquoi dans ces ténèbres, d’étrangeslumières apparaissent-elles parfois, comme il m’est arrivé quand je suis entré au château de La Roche-Maudin ?

De toute ma volonté, je me cramponnais à ce souvenir comme le noyé à une épave ; il me semblait que si je me rappelais clairement et exactement ma vie dans ce château je comprendrais tout le reste. Maintenant qu’aucune sensation du dehors ne me distrayait, je m’abandonnais aux houles du souvenir, inerte et sans pensée pour ne pas gêner leur mouvement, et tout à coup, du fond de mon âme comme des brumes d’un fleuve, commençaient à s’élever de fugaces figures humaines ; des mots au sens effacé résonnaient, et dans tous ces souvenirs étaient des lacunes… Les visages étaient vaporeux, les paroles étaient sans lien, tout était décousu. Voilà bien le cimetière de la famille des comtes de La Roche-Maudin ; sur une plaque de marbre blanc je lis clairement en caractères noirs : « Ci-gît très haute et vénérable dame… » ; plus loin, s’inscrit le nom, mais je ne puis le déchiffrer. À côté, il y a un sarcophage avec une urne de marbre sur laquelle je lis : « Ci-gît le cœur du marquis… »

Tout à coup à mes oreilles une voix impatiente glapit : « Zo… zo ». Un effort demémoire et j’entends nettement le nom : « Zorobabel… Zorobabel. » Ce nom bien connu éveille en moi une série de scènes. Je suis dans la cour du château, parmi une grande foule : « À la chambre du roi… à la chambre du roi ! » crie la même voix perçante, impatiente. Dans tout vieux château français, il y avait la chambre du roi, c’est-à-dire la chambre qu’occupait le roi s’il lui prenait fantaisie d’habiter le château ; et jusqu’en ses moindres détails je vois cette chambre du château de La Roche-Maudin : au plafond, des amours roses avec des guirlandes dans les mains ; aux murs, des Gobelins figurant des épisodes de chasse. Je revois un dix cors qui, dans une pose désespérée, s’arrête devant un ruisseau, tandis que trois chasseurs le visent. Dans le fond de la chambre, l’alcôve est ornée d’un baldaquin d’or, d’où tombe une draperie bleue brodée de lis. De l’autre côté, un portrait en pied du roi ; poitrine chamarrée, jambes longues, un peu arquées dans de hautes bottes ; mais je ne puis distinguer le visage. Si je voyais le visage, peut-être saurais-je à quel moment j’ai vécu là, mais je ne le vois pas ; dans ma mémoire, il y a une soupape dure qui ne veut s’ouvrir. « Zorobabel… Zorobabel ! » crie la voix impérieuse. Jefais mille efforts, et spontanément dans ma mémoire capricieuse s’ouvre une autre soupape… Le château de La Roche-Maudin disparaît : un nouveau et inattendu tableau se déroule.

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