En Russie… à la campagne… Des isbas de bois couvertes de chaume bordent une large route qui va jusqu’à la montagne. C’est une grise journée d’automne, ou, peut-être, le soir. Une pluie, fine et froide, filtre d’un ciel monotone ; le vent siffle, arrache la paille des toits. Une rivière roule rapidement ses eaux clapoteuses. Je la traversai sur un pont bossu, chancelant et sans parapet, de l’extrémité duquel partaient deux chemins : l’un, à gauche, allait vers la montagne et se continuait à-travers champs ; à droite, une vieille église de bois à dôme vert paraissait se pencher sur un précipice. J’allai à droite ; derrière l’église le sol se bossuait de monticules que dominaient des croix vermoulues, et, entre les tombes, le vent secouait les branches mouillées et presque nues de jeunessaules ; plus loin, s’étendait un champ inculte et noir et, malgré toute la tristesse de ce paysage, j’avais l’indistinct souvenir de quelque chose d’agréable qui s’y serait écoulé. Mais pourquoi cette obscurité ? pourquoi n’y a-t-il là nul être vivant ? pourquoi toutes les isbas sont-elles ouvertes ? à quelle époque ai-je vécu dans cette campagne ? est-ce pendant la guerre des Tatars ? quelque invasion a-t-elle ruiné ce nid, ou bien les voleurs qui vivaient dans le village en ont-ils chassé les habitants sur la forêt et le steppe ? Je rebroussai chemin jusqu’au pont et me dirigeai à gauche vers la montagne : même solitude, même spectacle de désolation. Près d’un puits en ruine, je vis enfin un être vivant : un très vieux chien, étique et pelé, et qui paraissait sur le point de mourir de faim ; ses vertèbres et ses côtes étaient presque à nu ; avec des efforts convulsifs, il se dressa sur ses pattes, mais ne put se mouvoir, et, retombant dans la boue, il se mit désolément à ululer.
De toute mon âme je m’efforçai de voir cette campagne sous un autre aspect : un soleil pourpre se lever, puis disparaître nonchalamment derrière la montagne, des moissons onduler, le fleuve et la montagne briller comme de l’argent dans les nuits glacées de lune. Or je ne pus me remémorer rien de semblable, comme si, là, toute l’année, le ciel dût être gris, qu’une petite pluie dût arroser la campagne, tandis que le vent entrerait librement dans les isbas vacantes et regagnerait l’espace par les cheminées inutiles.
Mais tout à coup, parmi le silence mortel, voici le son des cloches. Il est si brisé, si lamentable qu’on le croirait d’une voix qu’expire une poitrine agonisante. Je marche dans la direction d’où viennent ces sons, et j’entre dans l’église : elle est pleine de gens du plus humble peuple. La messe a quelque chose d’extraordinaire. Par instants, de coins du temple partent des gémissements. Les larmes coulent sur les rudes visages halés. Je fends la foule, péniblement, car elle est compacte et le sol inégal. Sur la droite un grand nombre de cierges brûlent devant l’icône miraculeuse de la mère de Dieu. L’icône est noire, sans auréole ; à peine si une mince couronne d’or nimbe la tête révérée, dont les yeux regardent avec une miséricorde infinie ; devant l’icône, une énorme quantité de mains, de pieds, d’yeux d’argent et d’ivoire sont suspendus, ex-votos des malades qui sollicitent la guérison. De l’autel part la voix vieillie, mais nette, du prêtre qui récite uneprière que je ne connais point : « Dieu miséricordieux, regarde tes esclaves ici présents et pardonne-leur. Tu nous punis pour nos péchés, mais ta colère est trop lourde pour nous. Ô Dieu, arrête ta main vengeresse et pardonne-nous. L’ennemi cruel nous a vaincus, nous n’avons plus ni chef, ni maison, ni pain. Soit, et nous expions ainsi nos péchés ; mais pourquoi nos enfants innocents doivent-ils périr ? Nous avons patienté, nous avons supporté ta volonté ; mais nous sommes des hommes et nos forces défaillent. Aucun secours ne nous arrive et, pour la dernière fois, nous t’implorons. Ô Dieu ! ne nous accule pas à la révolte et au désespoir ; tu nous as donné la vie ; ne nous l’ôte pas avant le terme. »
Mais, aussitôt, parmi les fidèles, un mouvement se produit ; la foule se divise, et le prêtre, à pas rapides, s’approche de l’icône miraculeuse. Le prêtre est petit, vieux ; sa courte barbe grise est mal peignée ; son habit usé, décoloré, n’est pas fait à sa taille et traîne sur le sol : « Ô Reine du Ciel, crie-t-il d’une voix haute et chevrotante, tu connais nos souffrances humaines, tu sais ce qu’est souffrir, pleurer, tu as vu ton fils bien-aimé mourir sur une croix ; tu as vu ses bourreaux rire delui à sa dernière heure… Quelle douleur peux-tu comparer à la tienne ? Dis à ton fils… » Le prêtre ne peut continuer, sa voix meurt et, en sanglotant, il s’affaisse. Aussitôt la foule, dix mille personnes, tombe à genoux, et maintenant c’est elle tout entière qui gémit…
Mon cœur était douloureusement fraternel à cette désolation du peuple : je me jetai aussi à genoux et oubliai tout. Quand je revins à moi, l’église était vide, toutes les bougies étaient éteintes ; seule une petite lampe brûlait devant la sainte image de la Reine du Ciel. Sous cette faible lumière, l’expression de son visage changeait : il n’était plus miséricordieux, mais indifférent et peut-être sévère.
Je sortis de l’église avec le faible espoir de rencontrer quelqu’un. Hélas ! autour de moi, même silence et même solitude. Comme auparavant, le ciel était obstinément gris ; comme auparavant tombait une pluie serrée, les feuilles étaient jaunes, et le vent, insupportablement, courbait jusqu’à terre les branches nues des saules et effrayait l’âme par un sifflement monotone.