XIII De la princesse Krivobokaia

(Reçue 19 mai.)

Chère Comtesse,

– Je vous annonce qu’aujourd’hui, à la séance de la Société pour le sauvetage des filles perdues, je vous ai proposée comme vice-présidente : vous avez été élue par acclamation, sans aucun scrutin. J’aime à penser qu’après une si glorieuse élection vous ne nous opposerez pas de refus ; moi seule ne me tirerais pas de cette affaire, car, chez moi, les seuls soucis de famille me font perdre la tête.

Comme vous êtes heureuse, chère comtesse, de n’avoir que deux enfants et surtout deux garçons. Moi ! Dieu m’a récompensée par cinq filles, dont je dois m’occuper toute ma vie. Il y a un vieux conte sur cinq idiotes, je pense qu’il est écrit pour moi. Vous direz que je fais un péché en me révoltant, puisque quatre de mes filles sont bien mariées ; mais, croyez-moi, avec Naditchka, j’ai plus de soucis qu’avec toutes les autres. Elle a déjà vingt-quatre ans. On se demande pourquoi sa mère ne lui trouve pas un fiancé. C’est un riche parti ; elle n’est pas laide ; et ça ne s’arrange pas. La raison, je crois, c’est qu’elle est trop bien élevée, et les jeunes gens n’aiment pas cela ; et tenez, la comtesse Anna Mikhailovna le comprend très bien. L’année dernière, elle a donné chez elle des tableaux vivants et a fait représenter à sa Katia la pucelle d’Orléans ; le rideau se lève et je vois Katia presque complètement déshabillée. Eh bien ! pensai-je, ce n’est pas la pucelle d’Orléans, mais au contraire la belle Hélène ; et encore Anna Mikhailovna m’a expliqué : « Le costume de Katia est absolument historique, vous voyez : le casque et la cuirasse sont à terre, mais c’est que ma Katia a choisi le moment où la pucelle d’Orléans va se coucher et se reposer. » Aussi n’est-ce pas admirable ! après cela Katia n’est pas restée longtemps la pucelle d’Orléans, et le même soir, pendant le souper, cet imbécile de Fédia Varaxine, qui jusqu’alors avait fait la cour à Naditchka, a demandé la main de Katia ; voilà ce que c’est de bien choisir le moment.

Au revoir, chère Comtesse, dans une semaine je pars à la campagne, et je voudrais, avant mon départ, causer personnellement avec vous de beaucoup de questions. Venez vite et faites jouer le télégraphe pour m’aviser de votre consentement.

Votre dévouée,

E. KRIVOBOKAIA.

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