(Reçue 6 mai.)
Enfin, chère Kitie, j’ai reçu la nouvelle de ta bonne arrivée à Kriastchy chez ta tante. Je ne peux vraiment pas comprendre ce que tu as pu faire si longtemps à Moscou. Mais Moscou, comme dit un de mes amis, diffère de Pétersbourg en ce que… c’est nous qui vivons à Pétersbourg et ce sont nos parents qui vivent à Moscou, et il est très difficile de refuser les dîners de famille des parents de Moscou. Il est bien étrange que ta tante n’ait pas reçu ton télégramme de Moscou, et quel bonheur que tu aies rencontré à la gare ce Mojaïsky qui t’a procuré une voiture et des chevaux. Quel est ce Mojaïsky ? chambellan, ancien élève de l’École supérieure ! Je l’ai rencontré quelquefois à la sortie de la Cour, quelquefois encore dans la société, mais je ne me souviens pas du tout l’avoir vu à la maison et lui avoir rendu visite. Mais que ce soit ce même Mojaïsky ou un autre, grand merci à lui !
Je suis très content que tes premières impressions soient bonnes, et que les pruneaux aient plu à la tante. J’ai donné l’ordre à Smourov de lui en envoyer deux boîtes chaque semaine. Henry IV disait : « Paris vaut bien une messe », et moi, je dirai : « Le Kriastchy de la tante vaut bien quelques boîtes de pruneaux. » Sans doute, nous avons déjà assez de fortune, mais 40.000 de revenu superflu ne font jamais de mal, et je crois qu’elle n’a pas moins.
Une heure après ton départ est venue chez nous Maria Ivanovna ou, comme tu dis, Mary. Très troublée et avec grande émotion, elle a commencé à fouiller dans tes boîtes pour chercher un billet très important. J’ai eu beau lui expliquer que tes archives sont tenues en un ordre désirable pour toutes les archives d’État, qu’elles sont sous cette serrure et que moi-même n’y peux jeter les yeux, comme disent chez nous les « mauvais ton » du club ; elle a continué à fouiller, mais n’a rien trouvé et est partie très affligée. Je m’imagine l’importance de ce billet !
Chez nous, il n’y a rien de nouveau : mardi, en revenant du club, j’ai été très étonné de trouver chez le concierge une montagne de cartes de visite : j’avais tout à fait oublié que c’était ton jour.
Le concierge, selon ton ordre, a dit très simplement : « Aujourd’hui, Madame ne reçoit pas. » Je ne comprends pas ton désir d’entourer ton voyage d’un mystère. Si tu étais partie pour cinq jours, il eût été facile de le cacher, mais c’est tout à fait impossible si l’on ne te voit pas durant deux ou trois semaines, et déjà maintenant l’un ou l’autre sait ton départ. Hier, la baronne Vizen, cette Messagère de l’Europe, comme je l’appelle, m’a demandé s’il est vrai que tu sois partie pour recueillir un grand héritage. Nous sommes invités pour demain à un dîner à l’ambassade d’Autriche ; j’ai écrit que tu es indisposée ; mais moi, je suis obligé d’y aller, quoique ennuyeux que ce soit. Dans le monde, on parle toujours beaucoup d’une Société de sauvetage des filles perdues : on veut choisir comme présidente la princesse Krivobokaia ; mais il paraît qu’elle est indécise, parce qu’on ne sait pas encore comment cette Société sera vue en haut lieu. Mon jeu au club va bien. Hier, j’ai rencontré, à la Morskaja, Sophie Alexandrovna, qui m’a invité pour le whist chez elle, demain soir, mais simplement en redingote.
Adieu, chère Kitie ; reviens le plus tôt possible ; mais, si tu vois qu’il est nécessaire de rester encore chez ta tante, ne te gêne pas. Mais ce n’est pas à moi d’en remontrer à ton esprit et à ton tact. Avec une femme telle que toi, on peut être tranquille pour tout. Les enfants vont bien et t’embrassent.
Ton mari et ami,
D.
Si tu rencontres Mojaïsky, remercie-le en mon nom de tout ce qu’il a fait pour toi.