(Reçue le 7 mai.)
J’ai été si heureuse de ta lettre, chère Kitie, que chez nous il y a eu presque un drame de famille. Nous étions à déjeuner quand on m’a apporté ta lettre ; en reconnaissant ton écriture, j’ai crié, puis rougi de joie. Hippolyte Nicolaievitch aussitôt « a eu un soupçon quelconque », comme il dit, et, après le départ des enfants, il a commencé à me tourmenter pour que je lui montre la lettre. J’étais très fâchée et l’ai intrigué une heure entière. Tout ce temps, il m’a fait des reproches, m’a dit des choses méchantes ; enfin, lorsqu’il m’eut comparé à Cléopâtre et à d’autres encore, je lui montrai la signature ; il a été très confus et, à mon tour, je lui ai dit des choses… pénibles : qu’un homme si bête, si soupçonneux, au visage si aigre, ne sera jamais ministre et restera subalterne toute sa vie. C’est chez lui le point sensible.
Le jour de ton départ, j’ai eu un grand souci pour le billet de Kostia Névieroff que je t’avais apporté à lire le matin. J’ai cru que j’avais oublié ce billet chez toi et j’ai fouillé dans toutes tes boîtes. Le comte m’a juré que tes archives sont sous clef, mais cela ne me tranquillisait nullement : tu n’avais pas pu mettre dans tes archives une lettre adressée à moi. Je ne puis te cacher qu’à cette occasion ton mari m’a fait un brin de cour. J’étais au désespoir à la pensée que le billet de Kostia pouvait être en des mains étrangères, car ce billet compromettait tout autant son professeur d’orthographe que moi, et imagine-toi que, le lendemain matin, je l’ai trouvé sur le parquet de ma chambre à coucher. Et que fais-tu chez ta tante ? Je te vois d’ici, cachant tes façons de reine et entrant avec les yeux baissés et l’air d’une madone, si bien que le soir même ta tante et ses écornifleuses étaient enchantées de toi. Que fait Mojaïsky ? Pourquoi ne me donnes-tu aucun détail ? Lequel est le mieux, lui ou Koudriachine ? Si l’on me faisait choisir entre eux, je choisirais Koudriachine. Mojaïsky est un poseur qui pose constamment ; chez Koudriachine, toute l’âme est ouverte ; mais toi, tu peux mieux juger, et à moi, outre Kostia, il ne faut personne. Je ne pensais pas que je l’aimerais si fortement. Il passe toutes ses journées avec moi, et Hippolyte Nicolaievitch, avec la perspicacité qui le caractérise, n’en est nullement jaloux. Notre nouveau précepteur, Vassili Stepanitch, que tu as vu, je crois, commence à être un peu amoureux de moi, et entre lui et Kostia, il y a chaque jour quelques discussions amusantes. Vassili Stepanitch est un grand libéral, et Kostia, un horrible conservateur, et tous deux disent de telles absurdités que leurs oreilles s’en fanent. Il est honteux de l’avouer – mais je ne te cache rien – je n’aime jamais si fortement Kostia qu’au moment où il dit des bêtises. Son visage s’enflamme, ses yeux brillent, il regarde son adversaire avec sévérité et audace – et je ne l’écoute plus, mais seulement l’admire. Je ne suis point aveugle sur Kostia : je sais qu’il n’est pas très sage, que son éducation laisse à désirer, que c’est bête de tant s’attachera lui, mais que faire, c’est plus fort que moi ! Hier, il m’a amené son frère Michel, page qui, dans deux mois, sera officier. Ce Michel est aussi très joli, mais il ne rappelle son frère ni par le visage, ni par les manières ; il est très doux, très blond et très distingué ; je suis prête à parier qu’ils sont de pères différents ; on dit que la vieille Mme Névieroff ne se refusait rien autrefois ; c’est sur le très tard qu’elle est devenue sainte femme.
Chez nous, il n’y a rien de nouveau. On parle beaucoup de Nina Karskaïa, qui vit tout le temps à l’étranger et y fait Dieu sait quoi. Ce scandale parisien, auquel tu ne voulais croire, est absolument avéré : la baronne Vizen le raconte avec tous les détails ; mais par qui peut-elle savoir tout cela ? ce n’est pourtant pas Nina qui le lui a écrit !
Eh bien, adieu, chère Kitie, il faut finir cette lettre, – je bavarderais avec toi jusqu’à demain. Écris-moi plus souvent et continue à unir l’utile et l’agréable. Je t’ai toujours considérée comme une femme extraordinaire, mais ce que tu es en train de faire est le comble de l’habileté : réaliser son caprice du moment et pour cela recevoir 40.000 de revenus, c’est un trait de génie, ou je ne m’y connais pas.
Ta MARY.