XXXV Du Comte D***

(Reçue le 18 novembre.)

Chère Kitie,

Je t’écris un jour plus tard que je ne t’avais promis, parce qu’hier soir, en entrant dans ma chambre, je suis littéralement tombé de fatigue et me suis endormi comme un mort. J’ai fait un très bon voyage. Àpartir de Moscou, j’ai eu pour compagnon Boublic-Bielevsky, et nous avons joué au piquet pendant toute la route. Je suis arrivé à Slobotsk à onze heures du soir : les chevaux m’attendaient à la gare ; mais il m’a été impossible de partir, du fait de l’horrible temps ; j’ai dû attendre et ne suis arrivé à Krasnia-Kriastchy qu’a neuf heures du matin. L’enterrement était pour dix heures ; mais on ne s’est mis en route que bien après : on attendait l’archevêque, que le mauvais temps avait mis en retard. Tout a été fait en grande pompe ; beaucoup de voisins et de fonctionnaires de Slobotsk sont venus : il est évident que la défunte était très estimée. Àtrois heures, la cérémonie la plus fatigante, le repas des funérailles, a commencé dans les deux salons. Ma voisine était Mme Mojaïsky, qui, dès le matin, s’est cramponnée à moi comme une sangsue et ne m’a pas quitté un moment. C’est un type remarquable : si elle n’était pas si jaune, on pourrait justement l’appeler « bas-bleu ». Elle m’a accablé sous des noms de livres et d’écrivains dont j’entendais parler pour la première fois ; elle m’a demandé avec insistance s’il n’y avait pas à Pétersbourg un égyptologue quelconque, car maintenant elle s’occupe tout spécialement des antiquités égyptiennes.

Dans un mois, elle part pour Pétersbourg, et il me semble qu’elle compte sur toi pour se glisser dans le monde ; mais elle sera sans doute déçue dans ses espérances : elle n’est pas femme à orner un salon comme le tien. Son mari m’a fait aussi une impression très étrange : il marche comme un égaré, et, quand je l’ai remercié de l’amabilité qu’il a eue pour toi au printemps, en réponse il a marmonné quelque galimatias. J’ai cependant tiré profit de ces Mojaïsky ; ils ont loué le bel étage de notre grande maison, qui est vide depuis bientôt deux hivers, et, comme ils m’en donnent un très bon prix (mille roubles par mois), je te prie de convoquer tout de suite notre gérant pour qu’il fasse nettoyer l’appartement, renouveler les papiers. Je me rappelle que les meubles de la deuxième chambre sont trop vieux : qu’on les enlève et qu’on les remplace par les meubles couverts en soie bleue que tu feras revenir de la campagne. Tout doit être prêt pour le nouvel an : ils arriveront dès le commencement de janvier.

Imagine-toi que le dîner a duré presque jusqu’à dix heures. Après le rôti, l’archevêque et les prêtres se sont levés et, une coupe de champagne à la main, ils ont chanté la messe des morts. J’étais effaré : j’ai cru d’abord que tout le monde avait trop bu ; mais il paraît que c’est une vieille coutume russe qui, dans certains endroits, s’est conservée. Ma voisine m’a juré qu’en Égypte il y avait quelque chose de ce genre. Les hôtes sont encore restés longtemps après le dîner et, à dix heures seulement, on m’a conduit dans la chambre que tu as occupée au printemps.

J’espérais qu’on ouvrirait le testament aujourd’hui ; sans doute ce sera pour demain ou après-demain. Il m’est très difficile de questionner à ce sujet ; mais il me semble qu’on attend l’exécuteur testamentaire. Les parents de la défunte sont venus ici : ils sont terriblement nombreux, tous gens très simples, mais assez agréables.

Tout le monde est charmant pour moi : on m’entoure de soins, je sens à maints détails qu’on me regarde déjà comme le maître. Les princesses Pichetzky m’ont paru très sympathiques, surtout la cadette. Si la tante ne leur a rien laissé, il faudra faire quelque chose pour elles, leur trouver une situation quelconque à Pétersbourg. La fameuse Vassilisa est d’un ridicule achevé, mais bonne femme au fond. Elle a une véritable adoration pour toi.

Ce matin, je suis allé jeter un coup d’œil à la propriété : les écuries, les remises, les pavillons, tout est très vieux, et il faudra les transporter plus loin de la maison. Malheureusement je n’ai pas pu me faire une idée du parc. Je voulais voir les serres, mais il a tombé tant de neige hier qu’il m’a été impossible d’y aller. Dans la maison, il y a beaucoup de jolis meubles anciens ; une étagère en bois de rose m’a tant plu que je veux l’emporter et la mettre dans ton boudoir.

Je m’aperçois qu’en pensée je gouverne en maître Krasnia-Kriastchy, et néanmoins ce sera peut-être un autre qui l’aura.

Mais qui ? En tout cas, que la tante nous ait laissé tout ou qu’elle ne nous ait rien laissé, comme c’était son plein droit, je suis très heureux d’être venu aux funérailles de cette sainte et digne femme, et très probablement resterai-je ici jusqu’au neuvième jour. Anna Ivanovna t’a jadis servi de mère, et, à vrai dire, dans notre querelle, nous étions plus coupables qu’elle.

Sans doute, devenue vieille, elle avait ses manies, ses caprices ; mais il faut être indulgent. Quel bonheur que nous ayons réparé notre faute dans la dernière année de sa vie, et comme je te suis reconnaissant d’être allée chez elle au printemps ! Aurons-nous gagné quelque chose à ce voyage ? C’est encore incertain ; mais ce que nous avons déjà acquis, à savoir la tranquillité de conscience, vaut beaucoup plus que tout l’héritage. Nous aussi, mourrons un jour : c’est une vérité banale, mais comme nous l’oublions souvent !

Le neuvième jour, c’est le 18 novembre. Après avoir rendu un dernier devoir à la défunte, je partirai le soir même, je m’arrêterai un jour chez mon frère, dans sa propriété des environs de Moscou, et, en tous cas, je serai à la maison le jour de ta fête.

Adieu, chère Kitie ; les enfants vont bien et t’embrassent. Ton mari et ami,

D.

P.-S. – Tu voulais donner une soirée le jour de la sainte Catherine. Serait-ce convenable ? Il est vrai que personne à Pétersbourg ne connaissait cette tante ; mais, quand nous entrerons en possession de ce grand héritage, tout le monde sera au courant. Àmon avis, il ne serait même pas inutile de porter un deuil de deux mois, d’autant plus que les bals intéressants ne commenceront qu’en janvier.

En relisant cette lettre, je remarque que je t’ai envoyé, par distraction, le salut des enfants. Cela prouve que je pense toujours à eux.

Embrasse-les pour moi.

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