XXXVI Du comte D***

(Reçue 20 novembre.)

Aujourd’hui, à neuf heures du matin, le testament a été ouvert. Krasnia-Kriastchy est à l’aînée des princesses ; la propriété de Penza, à la cadette ; 30.000 en argent, à Vassilisa ; pour tels et tels parents, pour les domestiques et pour les funérailles, il y a près de 80.000 en tout ; le reste de l’argent (plus de 300.000) va à des couvents et des hôpitaux ; à toi sont dévolus les diamants et autres bijoux. Ce ne serait peut-être pas trop mal, car Anna Ivanovna avait tous les diamants des Kretchetov, et elle-même, toute sa vie, n’a acheté que de belles choses ; mais imagine-toi que tout cela a disparu ! Quand on a levé les scellés, on a trouvé une vilaine broche et une grande quantité de perles fausses de toutes sortes, un chapelet et d’autres brimborions de ce genre. Je suis profondément convaincu que le pillage a été fait par Vassilisa, car tout cela était entre ses mains. Moi, je ne suis pas héritier, je ne suis qu’indirectement mêlé à cette affaire : c’est pourquoi je n’ai exprimé aucune prétention ; mais toi, comme héritière, tu peux écrire à Vassilisa et la menacer du tribunal ; peut-être rendra-t-elle une partie de ce qu’elle a volé. Je me suis efforcé de faire bonne mine contre mauvais jeu et d’être gai et aimable avec tous : j’y ai tout d’abord réussi ; mais, pendant le déjeuner, on apporté le courrier, et imagine-toi que la première chose que j’ai vue, ç’a été les boîtes de pruneaux de Smourov. Àla vue de ces pruneaux, j’ai été pris d’une telle rage que j’ai couru dans ma chambre pour cacher mon dépit… et je t’écris cette lettre. Je t’en supplie, fais dire immédiatement à Smourov qu’il cesse d’envoyer des pruneaux : je ne tiens pas du tout à faciliter la digestion de cette canaille de Vassilisa.

Sûrement, je n’attendrai pas ici le neuvième jour : j’ai assez de tout ce monde interlope, et, à vrai dire, c’était assez niais d’aller aux funérailles. Nous sommes, toi et moi, trop idéalistes et nous jugeons les autres d’après nous-mêmes. Dieu me garde de juger la défunte ; mais il faut dire la vérité : elle a été originale tout son siècle, et originale elle est morte. Et remarque que toutes ces vieilles filles sont les mêmes : près d’elles il y a toujours une Vassilisa quelconque qui en fait ce qu’elle veut, parce qu’elle connaît bien toutes les aventures de leur jeunesse ; et, comme tu sais, la jeunesse de la tante a été orageuse. Sans doute je ne veux pas rappeler ses équipées et, en chrétien, je désire de toute mon âme que Dieu lui pardonne tout et, entre autres choses, son ingratitude envers nous. Je pars cette nuit. Je passerai trois jours chez mon frère, dans sa propriété des environs de Moscou, et je serai à Pétersbourg la veille de ta fête. Dans ma dernière lettre, je t’ai parlé du deuil ; maintenant cette manifestation me semble tout à fait inutile. Envoie les invitations pour le 24, si tu veux donner une soirée.

Ton mari et ami,

D.

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