I

Cette nuit-là, le froid était épouvantable. Le ciel, sans lune, disparaissait entièrement derrière un brouillard épais, étouffant, qui semblait s’être abattu sur la grande ville comme un lourd manteau de deuil.

Le décor fantastique du Palais de Justice se dessinait vaguement de l’autre côté de la rivière, plus fantastique que jamais avec ses contours à demi effacés et la sombre masse de ses deux tours émergeant de l’ombre. Au premier plan, à gauche, les flots noirâtres s’engouffraient avec fracas sous les arches du pont au Change.

Du quai de la Mégisserie, l’oreille percevait une sorte de brouhaha assourdi, où se confondaient mille bruits de nature diverse, piaffements de chevaux sur le pavé gras, roulements de voitures menées au pas, par intervalles quelque jurement étouffé ; et, dominant tout, absorbant tout, ce murmure vague d’une foule nombreuse qui se contient.

À mesure qu’on descendait vers la berge, on voyait peu à peu sortir du brouillard une longue file d’équipages de toute sorte, breaks, tapissières, fiacres de toute taille et de toute couleur, omnibus de chemin de fer, landaus de remise et jusqu’à des coupés de maître, le tout confondu et mêlé, avec le guidon blanc à croix rouge fiché sur le siège, ou accroché à la capote.

Emmitouflés dans de grands manteaux, le cache-nez rayé noir et blanc autour du cou, les gros gants de laine grise aux mains, la courte pipe de terre entre les lèvres, les cochers causaient entre eux ; quelques-uns, pour se réchauffer, se frappaient les flancs à tour de bras.

De cinq minutes en cinq minutes, une voix jetait d’en bas, à travers le brouillard, un nom : Vendrezanne, ou bien Autriche-Hongrie, Grand Hôtel ou Palais-Royal.

Une voiture se détachait de la file et descendait sur la berge, les autres se rapprochaient pour combler le vide et le mouvement se communiquait jusqu’en haut, sur le quai.

Tout en bas, le spectacle changeait. Trois bateaux-mouches étaient amarrés les uns derrière les autres ; leurs lanternes rouges brillaient sourdement dans le brouillard, qui faisait autour d’elles comme une auréole d’une pâleur laiteuse.

L’un des bateaux, le premier en ligne, était amarré lui-même à un ponton, au centre duquel on apercevait des gens qui allaient et venaient à la lueur de torches fumeuses.

Debout au milieu d’un groupe, un chirurgien au képi galonné, le collet de son pardessus relevé jusqu’aux oreilles, les jambes cachées dans des demi-bottes à revers garnis de fourrures, écrivait sur une feuille imprimée les noms des ambulances sur lesquelles on dirigeait les blessés, à mesure des débarquements. Derrière lui, dans l’ombre, la lumière de la torche fouettée par le vent s’accrochait tantôt à une cornette blanche, tantôt au grand chapeau et à la soutane noire d’un frère des écoles, tantôt à la vareuse d’un garde national ou d’un mobile.

De moment en moment un brancard porté avec précaution surgissait du bateau, traversait le ponton et allait s’arrêter en face des voitures.

– Doucement ! Doucement ! faisait le chirurgien, pendant qu’on hissait les malheureux blessés sur les coussins.

Et la foule des curieux qui étaient là et qui regardaient, navrés, répétait : « Doucement ! »

Quel défilé ! C’était un officier d’artillerie, dont les jambes pendaient fracassées entre les mains des brancardiers ; un pauvre chasseur dont le visage disparaissait tout entier sous un masque de sang coagulé ; puis d’autres, officiers, sous-officiers, soldats de toute arme, les mains enveloppées dans des linges sanglants, la tête bandée, le corps inerte dans une capote toute souillée de boue et de sang, avec un grand trou sur la poitrine.

Et cela dura longtemps. Le va-et-vient des bateaux aux voitures ne finissait pas. Celles-ci cependant disparaissaient les unes après les autres emportant leur triste chargement ; il n’en restait plus que cinq ou six et le débarquement continuait toujours.

C’est que l’on s’était rudement battu pendant ces trois jours au plateau de Villiers, à Montmesly, à Cœuilly, à Champigny ; et que les boulets prussiens avaient fait de cruels ravages dans nos rangs !

– Chaptal ! appela le chirurgien.

– Présent ! répondit un cocher, et presque aussitôt un grand break, attelé de deux vigoureux alezans, vint se placer à l’entrée du ponton.

Les banquettes avaient été enlevées, et un épais lit de paille fraîche garnissait le fond de la voiture.

Deux blessés, deux cadavres, immobiles, raides dans leur uniforme ensanglanté, furent étendus sur cette paille : on plaça à côté d’eux leurs fusils, dont l’un avait un casque bavarois attaché au canon par la jugulaire ; et la voiture, remontant la berge au pas, s’éloigna par le quai dans la direction de la rue de Rivoli.

Une heure après, elle arrivait 22, rue Chaptal, et, s’engageant dans une longue allée sans arbres, venait s’arrêter devant un grand atelier de serrurerie transformé pour le quart d’heure en ambulance.

Quelques précautions que l’on prît en descendant les malheureux blessés et les transportant sur les lits préparés pour les recevoir, on ne put leur éviter de légères secousses qui les firent sortir de la torpeur où ils étaient plongés.

L’un des blessés, un vieux caporal-fourrier du 120e de ligne, nommé Bongrand, avait reçu une balle en pleine poitrine, le 29, pendant le mouvement du général Vinoy sur Thiais, l’Hay et Choisy-le-Roi.

L’autre, un tout jeune garçon, un enfant presque, avait eu la jambe gauche fracassée à l’attaque du village de Champigny par le général Renault, le 30 au matin. Il s’appelait Émile Poulain et faisait partie des éclaireurs du 9e secteur.

Les deux blessures étaient des plus sérieuses, et, lorsque le docteur Demarquay, le célèbre chirurgien attaché à l’ambulance Chaptal, arriva sur les sept heures du matin, il eut, en les voyant, une moue de mauvais augure.

Ce qui aggravait l’état des deux malheureux, c’était que, la bataille ayant duré trois jours, ils étaient restés dans la boue gelée, attendant le premier pansement, l’un pendant trente-six heures, l’autre pendant vingt-quatre heures. Et puis, le transport à bras dans les voitures d’ambulance, le transbordement de celles-ci dans les bateaux-mouches et des bateaux-mouches dans le break, enfin le voyage du pont au Change à la rue Chaptal, toutes ces allées et venues les avaient considérablement fatigués.

Aussi le docteur jugea-t-il prudent d’attendre quelques jours avant de nettoyer et de sonder les plaies. Il se contenta, pour le moment, de renouveler le pansement et recommanda uniquement le repos et des boissons fortifiantes.

Le surlendemain, en effet, Bongrand s’était un peu relevé, et le docteur Demarquay put l’examiner. Il constata une plaie pénétrante de poitrine, dans la région pectorale droite ; quant à la balle, il lui fut impossible de savoir où elle était allée se loger.

– Bah ! peut-être sortira-t-elle toute seule, fit le docteur. En tout cas, s’il ne survient pas de complications, je ne vois pas pourquoi le vieux dur à cuire ne s’en tirerait point.

Un vieux dur à cuire, en effet, ce Bongrand ! Pendant que le bistouri et les pinces fouillaient sa poitrine sanglante, il fumait tranquillement sa vieille pipe, sans dire un mot, sans pousser un gémissement ; et cependant la douleur était tellement forte, qu’à un moment le tuyau de la pipe était tombé broyé d’entre ses dents serrées.

Quand vint le tour de Poulain, celui-ci ne voulut pas se laisser approcher. Il avait une fièvre ardente qui exaspérait sa sensibilité, et souffrait horriblement, à cause des corps étrangers qui envenimaient la plaie de sa jambe ; aussi le moindre attouchement le faisait-il bondir.

Le docteur essaya bien de le prendre par l’amour-propre en lui rappelant avec quelle intrépide insouciance, quelques jours auparavant, il avait couru sur l’ennemi sans s’occuper des balles qui crépitaient autour de lui, pourchassant les fusiliers bavarois jusque dans les caves de Champigny.

Peine inutile. Le pauvre diable était buté. Dès qu’on faisait mine de s’approcher de son lit, il se démenait comme un possédé, avec des frissonnements de terreur indicible.

Le docteur Demarquay ne brillait pas par la patience.

– Voyons, dit-il. Je n’ai pas de temps à perdre. Dépêchons-nous !

– Eh bien ! allez-vous-en, si vous êtes pressé, fit Poulain. Je ne vous retiens pas.

– Mais tu ne sais donc pas qu’il y va de ta vie, malheureux galopin ? Si tu n’es pas opéré aujourd’hui même, demain il sera trop tard.

– Et si j’aime autant crever tranquille que de me laisser travailler avec tous vos outils ! C’est mon affaire, n’est-ce pas ?

Impatienté, le docteur voulut en finir. Il rejeta brusquement la couverture. En même temps, son aide, à qui il avait fait un signe, saisissait la jambe blessée et, appuyant dessus de toutes ses forces, tâchait de la maintenir dans l’immobilité nécessaire.

Mais alors le malheureux, surexcité par l’épouvante et par la fièvre, poussa de tels cris et fit de tels efforts pour se dérober, qu’il fallut bien renoncer à tenter l’opération de force, sous peine de risquer de toucher l’artère en passant.

Chose curieuse ! loin de décourager le docteur Demarquay, cette résistance acharnée ne fit que le piquer au jeu. Ce pauvre diable, cet enfant, qui tremblait devant le bistouri, après avoir montré un courage au-dessus de son âge en face des batteries prussiennes, l’intéressait quand même. En même temps, au point de vue du devoir professionnel, la nécessité immédiate de l’opération s’imposait tellement, qu’il se fût fait scrupule de ne pas tenter un dernier effort avant de se reconnaître vaincu.

– Écoute-moi, voyons, mauvais sujet, dit-il à Poulain avec cette brusquerie bon enfant qui le caractérisait ; tu te figures donc que je vais te faire beaucoup de mal ? Tu as pourtant vu ton voisin, tout à l’heure ? Est-ce qu’il a seulement bronché, pendant que je lui explorais la poitrine ? Et toi, un gaillard jeune et solide, tu fais des façons pour te laisser visiter la jambe ! une misère ! Tu veux donc que tout le monde se moque de toi ?

– C’est bon ! grommela Poulain. Chacun fait comme il l’entend. Moi, je ne veux pas que vous me touchiez, et vous ne me toucherez pas.

– Laissez-moi faire, monsieur le docteur ! dit alors la mère Noël, une brave femme de la maison, qui s’était offerte pour remplir les fonctions d’infirmière à l’ambulance, pendant que ses maîtres passaient l’hiver dans leur chalet de Trouville.

S’approchant du lit, la mère Noël essaya de prendre le malheureux révolté par la douceur, le sermonnant maternellement, le grondant et le flattant à la fois, et s’attendrissant elle-même en cherchant à l’attendrir.

Mais lui, la repoussant :

– Vous, la mère Graillon, fichez-nous la paix, ça n’est pas votre affaire.

La pauvre femme, scandalisée du peu de succès de sa tentative, s’éloigna du lit toute penaude, pendant que le docteur Demarquay et son aide ne pouvaient s’empêcher de sourire de sa déconvenue.

Il fallait pourtant en finir. Il était absolument indispensable que la plaie fut débarrassée, le plus promptement possible, de tous les corps étrangers, fragments d’obus, esquilles, morceaux d’étoffe, qui l’envenimaient et l’enflammaient ; on n’avait déjà que trop perdu de temps.

Mais que faire ? On ne pouvait plus songer à tenter l’opération de force ; d’un autre côté, dans l’état de faiblesse et de fièvre du blessé, le docteur n’osait recourir au chloroforme.

À ce moment, la porte s’ouvrit.

– Nous sommes sauvés ! s’écria la mère Noël, c’est Mme Delaunay.

Le docteur Demarquay, se retournant précipitamment, retira sa calotte de velours et vint recevoir, avec son plus aimable sourire sur les lèvres, la visiteuse annoncée.

– C’est le ciel qui vous envoie, chère madame, lui dit-il. Il n’y a que vous qui puissiez décider ce jeune clampin à se laisser visiter. Quant à nous, nous y perdons notre latin.

Mme Delaunay répondit par un simple mouvement de tête, puis se débarrassant prestement de son châle et de son chapeau, qu’elle déposa sur un lit voisin encore inoccupé, elle s’approcha du blessé et lui prit la main.

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