II

Fort belle et fort élégante, mais d’une élégance qui se dégageait plutôt de sa personne même que de ses vêtements, Mme Delaunay annonçait de trente à trente-cinq ans. Elle habitait rue de Boulogne et passait le plus clair de son temps dans les ambulances, surtout dans celle de la rue Chaptal, qui n’était qu’à cinq ou six minutes de son hôtel.

De tout temps, on a pu dire qu’il y avait une sœur de charité dans chaque femme, mais jamais la démonstration de cette vérité n’avait été faite comme elle le fut pendant les heures les plus terribles du siège de Paris. Que de belles dames, habituées à tous les agréments d’une vie luxueuse, ne vit-on pas s’enfermer des jours entiers, et même une partie des nuits, dans l’atmosphère viciée des salles d’ambulance, prêtant leurs mains fines et blanches aux besognes les plus rebutantes, sans reculer jamais devant aucun détail du triste métier de garde-malade !

Dès les premiers jours, Mme Delaunay s’était montrée incomparable dans ce rôle, si nouveau pour une femme de son monde. Personne n’avait su trouver, mieux qu’elle, le secret de ces paroles réconfortantes, qui soulagent ou qui relèvent ! Personne n’avait su se faire, comme elle, mère avec les plus jeunes de ses malades, ou fille avec les plus vieux, ou sœur avec les autres ; leur parlant de la patrie, de la France pour laquelle ils s’étaient battus, et de leur vieille mère qui serait si heureuse de les revoir, et de leurs petits enfants ; écrivant pour eux à leur femme, à leur maîtresse même quelquefois ; leur promettant d’aller voir celles-ci et y allant ; ne quittant enfin aucun lit sans laisser derrière elle une espérance ou une consolation.

Aussi s’était-elle fait adorer tout d’abord et de tout le monde. Son arrivée à l’ambulance était saluée comme celle d’un rayon de soleil dans le plus obscur réduit. Tout charmait en elle : son beau visage si avenant, si attirant, le parfum qui se dégageait de toute sa personne, et jusqu’aux moindres détails de sa mise, toujours assez simple avec un je ne sais quoi qui sentait la jolie femme, un bout de fourrure, un nœud de dentelle, un ruban qui venait de chez la bonne faiseuse et qui relevait singulièrement l’ensemble de toute la toilette.

Il y avait comme un apaisement général quand elle entrait ; on eût dit que la douleur faisait trêve un moment et que la mort même reculait devant elle. Pendant qu’elle se glissait légèrement de lit en lit, le malheureux moribond la suivait d’un œil jaloux ; puis, quand elle approchait, quand elle se penchait sur lui, ramenant la couverture jusque sous son menton, essuyant ses tempes toutes moites de fièvre, lui prenant la main dans les siennes et le grondant, le chapitrant, l’encourageant avec ces caresses de la voix et du regard qui donnent aux mots les plus simples un prix inestimable, alors le grand enfant qui est au fond de tous les malades sentait le calme descendre dans son esprit troublé par toute sorte de visions ténébreuses, et le plus abattu se reprenait à espérer.

Puis, quand elle était partie, sa pensée occupait encore et remplissait ces cerveaux affaiblis par la souffrance. Rien qu’en les menaçant de Mme Delaunay, on arrêtait sur les lèvres des pauvres diables exaspérés par la douleur ces propos grossiers ou ces jurons inoffensifs, mais retentissants, qui pouvaient interrompre le sommeil agité des autres malades.

« Je le dirai à Mme Delaunay ! » Avec ces mots-là, il n’y avait rien que l’on n’obtînt des plus récalcitrants.

Par extraordinaire, Mme Delaunay, retenue au palais des Champs-Élysées par le service de la lingerie, était restée trois jours sans revenir à l’ambulance de la rue Chaptal, de sorte qu’elle n’avait pas encore vu les blessés apportés après les affaires de Villiers et de Champigny.

Toutefois il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour discerner à quelle espèce de révolté elle avait affaire. Son siège fut fait aussitôt. Une autre, moins au courant de ces natures frustes, qui veulent être maniées avec une dextérité toute particulière, n’eût peut-être pas eu la mesure exacte de la situation ; elle l’eût pris d’un peu haut avec Poulain, ou tout au moins elle eût dédaigné de se montrer trop familière avec ce jeune garçon d’une condition sociale si inférieure à la sienne. Mme Delaunay, bien au contraire, sans cesser un instant de rester grande dame, fit autant de frais d’amabilité, de coquetterie, de séduction pour le pauvre diable qu’elle en avait jamais fait dans son salon pour un personnage illustre. Avec une incomparable souplesse de main, elle appuya successivement sur tous les ressorts de cette âme de gamin de Paris, méfiante et fière, violente mais généreuse, excessive dans le bien comme dans le mal ; elle le prit par tous les bouts, comme on dit, par l’amour-propre, par l’honneur, et aussi par l’appât d’une récompense ; puis, quand elle le jugea suffisamment ébranlé :

– Vous pouvez commencer, docteur, dit-elle brusquement en se retournant vers le célèbre chirurgien ; cet enfant-là m’a promis qu’il serait bien sage.

Le docteur se rapprocha aussitôt du lit, les manches relevées jusqu’au coude, le tablier à bavette attaché sur la poitrine, et choisit une pince longue et mince parmi les instruments que lui tendait son aide. Mais, en voyant tout cet appareil, Poulain eut une nouvelle révolte et s’écria :

– Non ! non ! Décidément, j’aime encore mieux qu’on me laisse mourir tranquille !

Et, comme Mme Delaunay, sans se déconcerter, revenait à la charge :

– Tout ce que vous voudrez, madame, mais je ne…

Il n’acheva pas sa phrase. Derrière Mme Delaunay, qui s’était penchée pour lui parler, il venait d’apercevoir sa fille, dont les grands yeux doux le regardaient d’un air suppliant.

– Ça vous ferait donc bien plaisir, mademoiselle ? murmura-t-il.

La jeune fille ne répondit rien, mais elle inclina la tête en signe d’assentiment, et, dans ce mouvement, deux grosses larmes, se détachant de ses paupières, roulèrent sur ses joues.

– Allez-y, monsieur le docteur, puisque mademoiselle le désire, dit alors Poulain. Seulement, ajouta-t-il en mettant la main sur le bras de M. Demarquay et en regardant la jeune fille, vous me promettez de rester là, mademoiselle, jusqu’à ce que ce soit fini ?

– Je vous le promets, répondit-elle en assurant sa voix.

– Allons ! vite, Larsonnier, fit le docteur Demarquay à son aide. Et, s’adressant au blessé : – Bah ! tu verras ; c’est l’affaire d’un instant.

Puis, tout entier désormais à son affaire, il travailla des pinces et du bistouri, sans plus se soucier des personnes qui étaient là que s’il eût été seul avec son interne, et ne s’interrompant par instants que pour laisser celui-ci éponger le sang noir qui coulait à flots de la plaie.

Quant à Poulain, tout à l’heure si pusillanime rien qu’à la pensée de l’opération, il sentit l’instrument fouiller ses chairs endolories sans faire un mouvement ; et, n’eût été la sueur moite qui perlait à ses tempes, dénonçant les cruelles angoisses qui le torturaient, on eût pu le croire absolument insensible à la douleur. Il semblait puiser une force de résistance infinie dans les yeux de la jeune fille sur lesquels il tenait les siens éperdument fixés, comme si ce lien sympathique et mystérieux le rattachait seul à la vie.

Quant à celle-ci, elle s’était installée intrépidement à la tête du lit, son aimable visage légèrement pâli bien en face de celui de Poulain, et ne sortant de son immobilité que pour essuyer de temps en temps le front du malheureux avec son mouchoir, un joli mouchoir de jeune fille orné de fine dentelle et de son chiffre brodé en relief.

– Voilà qui est fait ! dit enfin le docteur en tirant doucement les couvertures sur la jambe enveloppée de son pansement.

– Déjà ! fit Poulain, presque involontairement, comme s’il se fût arraché à regret à je ne sais quel rêve décevant qui l’avait soutenu durant l’opération.

– Si tu veux, répondit plaisamment M. Demarquay, nous pouvons recommencer. C’est égal, tu es un bon garçon. Je me disais aussi : il n’a pourtant pas l’air d’un poltron ! Et maintenant, mon camarade, tu vas me faire le plaisir de rester bien tranquille ; si même tu pouvais dormir, ça n’en vaudrait que mieux. Vous entendez, madame Noël ? Silence absolu par ici. Pour boisson, du cognac avec de l’eau, ou du café, ou du bordeaux, ce qu’il voudra.

Le soir de ce même jour, Mme Delaunay ayant raconté cette histoire à quelques-uns de ses amis réunis chez elle, ce fut à qui complimenterait la fille de la maison sur le pouvoir de ses beaux yeux. Un peintre célèbre, qui était là, déclara qu’il ne voulait pas d’autre modèle pour la charmeuse, qu’il devait envoyer au prochain salon. Un autre ami, un vieux docteur, qui l’avait vue naître et qui l’adorait, lui promit d’obtenir pour elle un engagement splendide aux Folies-Bergères ou bien au Cirque d’hiver, pour remplacer Delmonico, le dompteur, ou l’illustre Bidel.

La jeune fille ne répondit point à ces innocentes railleries, excusées suffisamment par le ton familier qui régnait dans cette maison hospitalière. À peine souriait-elle vaguement, par politesse : à son air distrait et absorbé, on eût pu croire que les paroles qui lui étaient adressées n’arrivaient pas jusqu’à son oreille. Mais, quand M. Delaunay, l’attirant doucement dans ses bras, lui dit en l’embrassant :

– Voyons, ma petite Lucile, comment as-tu fait pour venir à bout de ce pauvre garçon, dont ta mère elle-même, à qui l’on ne résiste guère pourtant, n’avait pu avoir raison ?

– Je n’en sais rien, j’ai pleuré, voilà tout ! murmura la jeune fille, toute confuse, à l’oreille de son père, en lui rendant son baiser. Puis, quelques instants plus tard, profitant de ce qu’on ne faisait pas attention à elle, Lucile s’esquiva discrètement et ne reparut plus de la soirée.

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