IV

De son côté, du reste, Émile Poulain allait de mal en pis. Malgré sa jeunesse et sa constitution vigoureuse, malgré tous les soins dont il était entouré, ses forces déclinaient rapidement.

En vain, pour prévenir la gangrène, avait-on installé au pied de son lit un appareil hydrothérapique, disposé de façon qu’un mince filet d’eau coulât jour et nuit sans interruption sur la plaie de sa jambe ; celle-ci prenait de plus en plus mauvaise tournure. Le pauvre blessé n’avait plus ni appétit, ni goût à rien ; son visage émacié revêtait cette teinte exsangue, à laquelle on ne peut se tromper. Autre symptôme grave, M. Demarquay, se relâchant de sa sévérité, permettait qu’on donnât au malheureux tout ce qu’il demanderait. Aussi, fut-il bientôt constant pour tout le monde que les jours d’Émile Poulain étaient désormais comptés.

Naturellement, Mme Delaunay et sa fille redoublaient auprès de lui de soins et de prévenance. Elles lui faisaient maintenant de longues et fréquentes visites, négligeant pour lui les autres malades ; et ceux-ci, sachant que le pauvre Émile allait mourir, ne réclamaient point.

Toujours ingénieuse à distraire l’esprit de son malheureux protégé, Lucile avait imaginé de coiffer l’appareil hydrothérapique avec le casque bavarois, dont la conquête avait été payée si cher par l’infortuné ; et sur la chenille noire du casque elle avait piqué une rose artificielle, dont la tache rouge faisait l’effet le plus inattendu.

Ayant remarqué un autre jour qu’Émile conservait à côté de lui sur sa table les menus fragments de fonte et de plomb que l’on retirait un à un de sa plaie, et qu’il les considérait avec une véritable complaisance, elle lui avait apporté une jolie soucoupe en porcelaine de Chine décorée d’un grand oiseau rose aux ailes éployées, et, prenant les éclats d’obus de sa main délicate, elle les avait placés elle-même dans la soucoupe.

Mais sa grande surprise, préméditée depuis longtemps et dont elle se promettait le meilleur effet, ce fut le jour où elle lui apporta la médaille militaire, coquettement disposée dans une jolie boîte de laque avec son ruban moiré vert et jaune.

Il y avait plus d’un mois que, sans en rien dire à Émile, elle tourmentait son père afin qu’il obtint du général Trochu cette suprême consolation pour le pauvre moribond.

Or, ce matin-là, M. Delaunay avait reçu du gouvernement l’avis que la médaille était accordée. Sans perdre une minute, Lucile avait dit d’atteler et s’était fait conduire chez Krétly, au Palais-Royal, et de là à l’ambulance.

Étonné de la voir arriver de si bonne heure, Émile regardait la boîte que Lucile lui avait mise dans la main.

– Ouvrez donc, dit-elle.

Émile ouvrit, et en voyant la médaille, une vive rougeur passa sur ses joues pâlies ; ses yeux desséchés par la fièvre se mouillèrent d’une larme ; il lança un long regard chargé de reconnaissance à Lucile et lui dit :

– C’est encore vous qui me valez ça, Mademoiselle !

Cependant Lucile avait attaché la médaille sur le drap, à la hauteur de la poitrine du blessé ; puis réfléchissant qu’ainsi celui-ci la voyait mal, elle la reprit et l’attacha au-dessous du casque bavarois, sur le rideau de mousseline qu’on avait jeté autour de l’appareil hydrothérapique, pour le cacher.

Ce fut alors dans toute l’ambulance comme une révolution. Ceux qui étaient assez valides pour se tenir debout accoururent de tous les points de la salle et se groupèrent autour du lit d’Émile, contemplant avec des regards d’envie ce morceau de métal brillant, pour lequel plus d’un peut-être eût donné le membre qui lui restait.

– J’ai vingt-cinq campagnes, cinq blessures, douze citations, grommelait le vieux Bongrand, moitié attendri, moitié jaloux. J’ai été porté deux fois pour la médaille : en 1855, après Malakoff, et en 1858, après Solférino ; eh bien ! jamais je n’ai pu la décrocher, et ce crapaud-là la décroche du premier coup, à dix-sept ans !

Quand Lucile, sa tournée achevée, quitta l’ambulance, Poulain la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; puis, retournant la tête, il ferma les yeux comme s’il eût voulu garder par devers lui cette vision charmante.

La mère Noël, qui rentrait seulement de course, étant accourue à ce moment pour le féliciter, il l’interrompit brusquement, comme s’il lui en voulait de l’avoir dérangé dans son rêve.

– Quelle médaille ? dit-il. Laissez-moi donc tranquille. Ah ! oui, la médaille ! c’est çà qui m’est bien égal ! Je n’y pensais déjà plus.

Une seule chose l’avait touché dans cette médaille, c’était qu’elle lui venait de Lucile, que c’était à Lucile qu’il la devait.

Peut-être, d’ailleurs, n’était-il pas soldat depuis assez longtemps pour attacher un grand prix à cette décoration, l’idéal bien rarement atteint des vieux grognards ; peut-être aussi les approches de la mort le rendaient-elles indifférent à toutes choses.

À partir de ce moment-là, il se mit à décliner avec une rapidité effrayante. Bientôt même sa faiblesse fut telle, que le moindre mouvement devint pour lui très difficile.

Cependant, la mère Noël ayant remarqué qu’il tenait toujours la main droite sous son oreiller, et ayant essayé de lui faire quitter cette position forcée en ramenant le bras sous la couverture, le pauvre Émile trouva encore la force de retenir son bras et de dire à la mère Noël :

– Laissez-moi ! Je suis bien. Je veux rester comme ça !

Et, comme la mère Noël insistait, un éclair de vie et de colère passa dans les yeux éteints du moribond, et d’une voix rauque, mais encore assez forte, il cria plus qu’il ne dit :

– Mais vous ne me laisserez donc pas mourir tranquille ! Vous entendez, je veux rester comme çà !

– Laissez-le, madame Noël, puisque c’est son idée, fit le vieux Bongrand, qui, du lit voisin, suivait toute la scène.

Épuisé par cet effort, Émile ferma les yeux et parut s’assoupir. La vieille femme, qui ne le quittait guère depuis quelques jours, s’installa à la tête du lit, son tricot à la main, et, comme elle était elle-même très fatiguée, finit par s’assoupir, le nez sur son ouvrage.

Sept heures du matin sonnaient quand elle se sentit tirée par la manche, et, se frottant les yeux :

– Tiens ! tiens ! fit-elle ; il paraît que je m’en allais, moi !

– Madame Noël, dit Bongrand d’une voix étranglée, regardez donc Émile, on dirait qu’il ne bouge plus !

– Oh ! mon Dieu, il a passé ! dit la vieille femme, et, se jetant sur le corps déjà froid du pauvre Émile, elle l’embrassa en pleurant ; puis, se laissant tomber à genoux au pied du lit, elle sanglota, la figure contre le drap.

À ce moment, un jour pâle et triste entrait dans la salle par les larges baies des fenêtres ; la flamme mourante de la veilleuse placée sur la petite table, à côté du lit, jetait encore quelques lueurs intermittentes qui éclairaient tour à tour ou rejetaient dans l’ombre l’arête saillante du nez et les yeux grands ouverts du cadavre.

La mère Noël se releva enfin et ferma les yeux du malheureux Émile. Le corps avait conservé l’attitude qu’il avait la veille au soir, le bras droit ramené sous l’oreiller. La vieille femme ayant voulu prendre ce bras déjà rigide pour l’étendre par-dessus le drap, au long du corps, elle eut beaucoup de peine à lui faire perdre sa position. La main crispée semblait vouloir retenir encore quelque chose sur quoi elle s’était refermée. La mère Noël dut faire un effort vigoureux pour l’ouvrir.

– Le mouchoir de Mademoiselle ! fit-elle tout à coup.

C’était, en effet, le mouchoir avec lequel Lucile avait essuyé les tempes du pauvre Émile pendant l’opération, et qu’elle avait laissé par mégarde sur le lit du patient.

Le vieux Bongrand et la mère Noël se regardèrent pendant quelques minutes sans rien dire, puis la mère Noël murmura :

– Pauvre Émile !

Et dans la main glacée du cadavre elle remit pieusement le joli mouchoir brodé.

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