III

Quand, à la veille de l’investissement, sa grand’mère était venue la chercher pour l’emmener passer ce terrible hiver avec elle à Nice, dans sa villa de Carabacel, Lucile Delaunay avait obstinément refusé de quitter son père et sa mère.

En vain la pauvre vieille dame, qui voyait déjà la chère fillette exposée aux plus affreux dangers, avait usé toute son éloquence à lui démontrer qu’aucun devoir sérieux ne la retenait à Paris, et que d’ailleurs elle ne serait d’aucune utilité, qu’au lieu de seconder ses parents elle ne pourrait que les gêner, que les entraver ; Lucile n’avait voulu entendre à rien.

– Mais, bonne maman, s’était-elle écriée, tu n’y penses pas ? Comment veux-tu que père se passe de moi ? Qui donc lui verserait son café, le soir ? Et ses cigares, tu sais bien que personne ne sait les lui choisir, bien blonds, bien secs, comme il les aime ? Et qui est-ce qui lui couperait sa Revue ? Et maman ? Vois-tu maman sans sa Lucile seulement pendant vingt-quatre heures ? Te la figures-tu toute seule dans le coupé, où jamais, depuis que nous l’avons, elle n’est montée sans moi ? Pauvre mère ! elle ne vivrait pas ! Non, vois-tu, grand’maman, si elle était partie, je serais partie avec elle ; mais du moment qu’elle ne part pas, je reste.

Et la pauvre grand’mère était partie toute seule pour Nice, après avoir embrassé l’enfant rebelle en pleurant, comme si elle ne devait point la revoir.

Pourtant le père et la mère de Lucile n’avaient rien fait pour la retenir : c’était bien de son propre mouvement que celle-ci avait voulu rester. Inutile d’ajouter que sa généreuse résolution les avait ravis, du reste. Quel adoucissement, au milieu des épreuves de ces cruels moments, de la sentir là, à côté d’eux, entre eux ! Quelle tranquillité pour leur esprit de ne pas avoir à se demander à tout instant : Où est-elle ? Que fait-elle ? N’est-elle pas malade ? Ne lui est-il rien arrivé ? Comme ils allaient, sinon plus gaiement, du moins l’esprit plus rassis, à leur triste besogne de chaque jour ! Et comme elle savait la rendre moins triste, cette besogne ! Loin de les gêner, comme le prédisait la grand’mère, la présence de la mignonne fillette était pour ses parents le plus puissant, le plus actif encouragement. Lucile était le sourire de cette sombre existence des jours de siège. Quand son père rentrait harassé, transi, après une longue nuit passée sur les remparts, un seul baiser de sa fille suffisait à le délasser, à le réchauffer, à le faire revivre. Et quand Mme Delaunay courait les rues en voiture ou à pied, à la recherche du vin ou du linge qui manquaient à l’ambulance, quel secours de tous les instants ne trouvait-elle pas dans cette autre elle-même qui ne la quittait point, vivant sa vie, pensant sa pensée ! Il n’était pas jusqu’aux amis de la maison qui ne se ressentissent du bienfait de cette gracieuse et toujours souriante influence. Combien, parmi les hôtes les plus fidèles du salon hospitalier de la rue de Boulogne, s’y sentaient attirés surtout par ce gracieux visage, qui chassait pour un instant le souci du jour, l’inquiétude du lendemain, et qui les renvoyait toujours réconfortés, retrempés à leur rocher de Sisyphe !

Pour les blessés, c’était bien autre chose encore. Quand elle entrait dans ces grandes salles d’ambulance, si froides dans leur nudité, avec les grands murs blancs, les lits de fer sans rideaux, le poêle de faïence au milieu, et, à côté du poêle, la longue table encombrée d’alèses, de charpie et de bandes de toile enroulées, la tristesse de ces lamentables intérieurs semblait disparaître soudain.

D’humeur constamment charmante, Lucile Delaunay avait des gaîtés d’enfant, des gazouillements d’oiseau qui ravissaient les pauvres blessés. Sa grande affaire, à elle, était de distraire, comme celle de sa mère était de relever et de réconforter. Elles se complétaient ainsi admirablement, la mère agissant avec sa raison, son autorité, sa parole grave et fortifiante, la fille avec sa grâce.

Incessamment occupée à chercher ce qui pourrait bien endormir les souffrances de ses nourrissons, comme elle les appelait, Lucile avait des inventions d’une originalité, d’une délicatesse exquises. C’était tous les jours quelque imagination nouvelle, une bagatelle, un enfantillage, un rien ; mais ce rien, où elle mettait quelque chose d’elle-même, trouvait toujours le chemin du cœur.

Un jour, elle apportait une longue pièce de flanelle cramoisie dans laquelle, de ses doigts agiles, elle se mettait à tailler bravement ceintures, cravates, brassards, à la fantaisie de chacun, et jusqu’à un bonnet de police pour un vieux grognard qu’exaspérait la forme peu militaire du bonnet d’hôpital.

Une autre fois, c’étaient des friandises prélevées sur l’office, au grand scandale des domestiques « qui ne comprenaient pas mademoiselle », ou quelques bibelots de ses étagères, ou des fleurs, un petit bouquet de roses ou de violettes déniché je ne sais où, et qu’elle plaçait sur la table du malade dans une petite potiche coquette, autre emprunt fait à ses trésors de jeune fille.

Et chaque jour c’était quelque chose de nouveau, quelque invention inédite de son inépuisable imagination.

Quand, par hasard, elle arrivait les mains vides, elle redoublait de câlineries pour se faire pardonner son oubli, elle racontait des histoires à ses chers blessés, elle leur lisait le journal, elle leur chantait des chansons.

Parfois aussi elle leur prêtait ses livres, de beaux livres de voyages à tranches dorées.

« Ce sont mes livres d’étrennes, rien que cela ! disait-elle gaiement. Vous voyez si je vous gâte. Mais si vous les abîmez, gare à vous ! »

Aussi tout le monde l’adorait, les plus vieux comme les plus jeunes, et du premier jusqu’au dernier. On le vit bien un jour, à Vendrezanne. Un mobile de la Côte-d’Or, nommé Poisson, arrivé dans la nuit à l’ambulance avec un éclat d’obus dans l’épaule, ayant envoyé promener Lucile, qui le questionnait de sa douce voix, il y eut dans toute la salle un véritable tollé d’indignation : on vit de tous côtés les éclopés se soulever sur leurs membres brisés, et le malheureux Poisson, qui ne comprenait rien à la tempête déchaînée par son imprudence, ne se serait certainement pas tiré de ce mauvais pas à trop bon compte, si la jeune reine, apaisant d’un sourire la fureur de ses sujets révoltés, n’avait pas pris elle-même la défense du coupable. Inutile d’ajouter qu’à partir de ce moment-là Poisson devint le plus respectueux et le plus soumis de tous les blessés de l’ambulance.

Quant à Émile Poulain, de la rue Chaptal, depuis le jour de la terrible opération, il était demeuré le favori de Lucile. Elle ne pouvait le revoir sans songer à cette après-midi mémorable où, à ce que lui assurait le docteur Demarquay, elle avait sauvé la vie à l’entêté gamin. Dans les commencements, elle sentait toujours peser sur elle, alors même qu’elle était loin de l’ambulance, au milieu du salon de sa mère, ou la nuit dans son lit de jeune fille, elle sentait ce regard éperdu, que le malheureux avait tenu attaché sur ses yeux pendant les vingt-cinq minutes qu’avait duré l’opération, ce regard trouble où passaient par moments des frissons de mort, et qu’elle avait si vaillamment soutenu.

Élevée dans un milieu tout particulièrement réservé, jamais jusqu’alors un regard irrespectueux n’avait effleuré son pur et doux visage. L’œil hardi, effaré par la fièvre, de l’héroïque garnement, était le premier qui l’eût ainsi dévisagée, se promenant cyniquement sur ses traits délicats, s’attachant à ses yeux, se plongeant pour ainsi dire dans leur profondeur, comme pour la poursuivre jusque dans les replis les plus secrets de sa pensée. C’était comme la fleur de son âme de jeune fille qui avait été atteinte et foulée ce jour-là. Encore, sur le moment, emportée par la gravité de la situation, elle avait subi cette sorte de profanation presque inconsciemment, ou du moins avec l’intrépide assurance de la petite sœur des pauvres qui passe à travers les plus répugnantes besognes sans rien voir ni rien entendre. Mais, quand elle ne s’était plus trouvée sous le coup de cette obsession, elle en avait vivement ressenti la pénible impression, et pendant longtemps elle avait été poursuivie par ce souvenir, troublant et pesant comme le cauchemar d’une nuit de fièvre.

Et pourtant, depuis l’opération, jamais Poulain ne s’était permis la plus légère familiarité. Bien au contraire, on eût dit qu’il cherchait, à force de soumission, à faire oublier son audacieuse familiarité du premier jour. À peine osait-il seulement lever les yeux sur Lucile, quand il sentait qu’elle ne le regardait point. Son regard venait-il par hasard à se croiser avec celui de la jeune fille, il se détournait aussitôt brusquement, humblement, comme celui d’un chien pris en défaut ; si humblement même, que Lucile en éprouvait une sorte de gêne indéfinissable, une surprise, un malaise qu’elle ne s’expliquait point. Et, comme sa figure expressive et sincère ne savait pas dissimuler, Poulain s’apercevait bientôt qu’elle était contrariée, ce qui ne faisait que redoubler son embarras. Ces jours-là, Lucile restait moins longtemps à l’ambulance ; elle avait hâte, sans se l’avouer, d’échapper à cette sorte d’obsession silencieuse.

– Qu’est-ce que tu as encore fait à la demoiselle, Émile ? disait la mère Noël quand Lucile était partie. Elle qui rit toujours, elle était toute chose en s’en allant.

– Rien du tout, je vous dis ! répondait Poulain avec humeur.

Et quand la mère Noël insistait, voulant absolument faire avouer au blessé qu’il avait dit à Lucile quelque chose qui l’avait fâchée :

– Puisque je vous dis que non ! s’écriait-il exaspéré. Et puis, d’abord, fichez-moi la paix, la mère Graillon. Allons ! oust !

La mère Graillon ! c’était son mot favori, le compliment qu’il ne manquait jamais d’adresser à l’excellente femme quand il était à bout de patience. Et cela arrivait fréquemment ; car, il faut bien le dire, une fois que Mme Delaunay et sa fille n’étaient plus là, le naturel emporté du gamin reprenait trop souvent le dessus ; et c’était la pauvre mère Noël qui avait surtout à souffrir de ces retours de violence, d’autant plus aigus, d’autant plus bruyants, que la contrainte qu’il s’était imposée en présence des deux nobles femmes avait été plus grande.

Mais la brave mère Noël ne se fâchait pas pour si peu ; elle passait tout à ce malheureux enfant, qui souffrait tant d’ailleurs, et pour qui elle s’était prise d’une tendresse toute maternelle.

Depuis l’arrivée de celui-ci et du vieux Bongrand, l’ambulance s’était à peu près remplie, notamment au lendemain de l’affaire du Bourget, et, quelques jours plus tard, après l’attaque du plateau d’Avron. Mais Bongrand et Émile Poulain, ce dernier surtout, étaient demeurés les favoris de la vieille et excellente femme. N’ayant jamais eu d’enfant, elle déversait sur le pauvre Émile tout ce que son cœur recelait de maternité inassouvie.

Avec la férocité naïve des enfants gâtés, celui-ci ne se faisait pas faute d’abuser du pouvoir qu’il se sentait sur l’esprit de la brave créature ; plus elle se montrait dévouée, empressée, plus il était cassant, volontaire, insupportable avec elle.

Du moins, avec le vieux Bongrand, la mère Noël avait plus de satisfaction. Tandis qu’Émile semblait prendre plaisir à la rabrouer, le vieux troupier s’attachait au contraire à la cajoler. Il est vrai que ces cajoleries n’étaient pas absolument désintéressées, et qu’elles avaient surtout pour but d’obtenir quelque douceur interdite formellement par le docteur. Le moyen de refuser, par exemple, à ce terrible enjôleur une pauvre petite goutte, sa seule passion sérieuse, avec sa pipe ! Une première fois, et non pas sans se reprocher cruellement sa faiblesse, la mère Noël avait apporté sous son tablier, avec toutes sortes de mystères et de précautions, un petit doigt d’eau-de-vie, en jurant qu’elle ne recommencerait plus. Puis, sans que la brave femme se fût aperçue seulement comment cela se faisait, la dose s’était augmentée chaque jour un peu, et maintenant le vieux Bongrand avait matin et soir son plein petit verre d’excellente eau-de-vie qu’il dégustait en gourmet, le nez sous la couverture.

Résultat trop facile à prévoir : à la grande surprise du docteur Demarquay, des accidents de pneumonie vinrent compliquer l’état de Bongrand, qui paraissait en voie de guérison ; et la mère Noël dut confesser sa coupable imprudence.

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