Certes, malgré sa déception, François l’Allumette désirait toujours la Zonzon, mais si on lui avait prédit les complications qu’il faudrait, il aurait répondu :
– Pas de ça, Lisette ! Je préfère patienter.
Il retint le jour. Le 3 mai, au matin, il se trouva au nombre des copains qui allèrent en compagnie de la môme, attendre Joseph son homme à la sortie de prison. C’était pour onze heures : et, en effet, à onze heures, plus les minutes qu’il fallut, la porte s’ouvrit et Joseph sortit avec son baluchon. Ceux qui se trouvaient là, remarquèrent aussitôt qu’il avait quelque chose de changé. Il ne marchait pas droit ; il portait sa casquette dans les yeux ; et, avec cela, la mâchoire en avant, il avait l’air furieux. Plus tard on se souvint que, lui, si jaloux, qui tenait tant à sa môme, il ne l’avait même pas embrassée.
Il s’en expliqua, d’ailleurs. Il dit :
– Les salauds ! Y m’ont fait bouffer du camphre !
Un peu après, dans la taverne où ils s’installèrent, il s’en expliqua plus longuement. Il commença :
– Je savais t’y, moi, qu’on m’ ferait bouffer du camphre ?
Ensuite il raconta : Les premiers jours, il avait bien remarqué un drôle de goût, à sa soupe. Il avait pensé :
– Bah ! c’est le régime. Une semaine, ça file.
Mais un matin, le troisième, lui si chaud quand il pensait à sa môme, il eut beau y penser, il ne sentit plus rien. Et alors, en avalant sa soupe, il s’était rappelé que, pour les refroidir, on foutait, aux prisonniers, du camphre dans la soupe. Mille dieux ! Pendant cinq jours, tout seul, sans un mot à personne, il avait retourné cette idée : qu’on lui foutait du camphre dans la soupe. Il en était venu à se dire qu’aux prêtres, aux béguines, on foutait aussi du camphre dans la soupe. Et l’idée de manger comme cette racaille l’avait dégoûté si fort qu’il s’était mis à jeûner plutôt que de bouffer leur camphre avec leur soupe. Tonnerre ! Il en avait encore plein la gueule.
On le laissa jurer. Quand il eut fini, les autres, pour le remonter, lui dirent :
– Allons ! Allons !
Et François qui l’aimait, ajouta :
– Mon vieux, je m’y connais : c’est des idées de prisonnier. Maintenant tu es libre. Un bon gin, par là-dessus…
Tout de même, il finit par comprendre qu’il était bête avec son camphre. Il ne se contenta pas d’un gin. Il en prit deux. Il en prit trois. Pour aller plus vite, il vida celui de sa môme.
Elle fut si contente qu’elle ne se retint pas de dire :
– Tu sais, P’tit homme, moi je t’ferai oublier ton camphre !
Elle eut certainement tort. À peine eut-elle lâché ce mot, que Joseph, lançant le poing, recommença :
– Ah ! les salauds ! Ils m’ont fait bouffer du camphre !
À la rue, quand ils sortirent, tout alla de nouveau bien. Il avait pris le bras à Zonzon. Comme s’il la voyait pour la première fois, il demanda :
– Eh ! dites donc ! Comment qu’ça va, ma môme ?
Il fit ensuite :
– C’est t’y qu’ t’as de la galette pour une autre tournée ?
Bien sûr qu’elle en avait de la galette ! Ils entrèrent dans une seconde taverne. Il était gai. Sa casquette avait retrouvé sa place en arrière. Il commanda le gin. Quand on apporta les verres, il plaisanta :
– J’espère qu’on ne m’a pas mis de camphre, dans cette soupe ?
Et cette fois, sans l’irriter, sa môme put répondre :
– Et puis ! on l’emmerdera ton camphre…
Il comprit ce qu’elle voulait dire et répondit :
– Et vite, encore !
On sortit tous ensemble pour les mener chez eux.
Au coin de la rue, il eut été préférable de ne pas rencontrer cet agent. Joseph l’aperçut. Il marchait en avant. Se tournant vers les camarades, il cria :
– C’est pour un de ces salauds, qu’ils m’ont fait bouffer du camphre !
Heureusement la phrase était longue. L’agent ne comprit pas. De la main, il fit signe :
– Votre chemin est par là.
Après cet agent, ce fut une malchance d’en rencontrer un deuxième. Il avait l’air mauvais, celui-là ! Que se passe-t-il dans le cerveau de Joseph ! Il était toujours en tête et roucoulait avec sa môme. Il la lâcha, marcha droit sur l’autre, tomba sur lui, le coucha par terre et, par-dessus la tête, comme pour une noix, leva le talon. Cela ne fit presque pas de bruit. L’agent saignait. Un deuxième coup le fit saigner davantage ; au troisième, on vit sortir de la tête quelque chose de rouge et de blanc comme un œil.
Enragé de Joseph ! Zonzon le tirait par la veste, les autres le tiraient par le bras, il se mit à genoux pour cogner plus à l’aise. Voyant tout le sang, Zonzon, à son tour, commença de cogner. Ce n’était pas une chose à faire, surtout dans cette rue où il passait du monde. François cria :
– Acré, Joseph, file, les agents ! !
Cette fois, Joseph comprit. Il ressauta sur ses pieds et partit au galop. Mais les autres eurent beau se jeter en travers, puis jouer du coude, puis jouer du poing, il avait du sang plein la culotte, on l’attrapa. Il fallut cinq agents. Au bout de la rue, on l’entendait qui gueulait encore :
– Salauds… bouffer du camphre !
Pauvre Zonzon ! Elle, qui avait compté sur Joseph, sans François l’Allumette, elle aurait dû rentrer seule. Elle avait les mains rouges. Elle était triste. Juste ce matin, le reste étant fini, elle avait changé de linge, en l’honneur de son homme. Elle le dit à François, et François comprit cela. Elle se mit à pleurer, et François comprit qu’elle pleurât. Il dit :
– Faut pas pleurer, Zonzon.
Il dit encore :
– Si je vois que tu pleures, je pleurerai, Zonzon !
… Et voilà pourquoi, malgré son désir, François l’Allumette ne devint pas son petit homme ce jour-là.