VI LE LAPIN

Elle fit ce type sur un banc, près de la Tamise, à l’« Embankment », comme on dit. Elle n’avait pas l’habitude de travailler en plein air. Mais, par cette chaleur, cela valait mieux, après tout, que dans une chambre, sur un lit, où l’on colle. Il était passé minuit : à part eux, au long des quais, il n’y avait personne, aussi loin que filaient les réverbères.

C’était un gros balourd, large d’épaules, sans moustaches, avec de longs poils roux sur les doigts. Il devait revenir d’une fête. Il se montra très excité. Il ne dura pas trois minutes.

Elle n’eut pas de chance. Généralement, pour être sûre, elle se faisait payer d’avance et juste cette nuit, peut-être parce la chaleur abrutit, ou qu’elle ne se retrouvait pas encore bien dans leurs « yes », elle s’était dit :

– Bah ! on s’arrangera plus tard.

Ah bien ouitche ! À peine satisfait, le type se leva comme pour partir. Elle crut d’abord à une farce. Elle le retint par la manche, avec les doigts fit signe :

– Faut payer, mon vieux !

Le type n’eut pas l’air de savoir. Elle dut s’y reprendre et se planter devant lui. Elle ne riait plus. Elle dit :

– Tu ne prétendras pas que t’as rien fait. Allons ! ta galette.

– Go on ! répondit le type.

De quoi ? Elle comprenait assez leur jargon, pour deviner que « Go on » signifiait : « Je ne paierai pas ». Elle n’était pas très grande : elle mit les poings sur les hanches, elle se haussa tant qu’elle put, et sous le nez, lui cria :

– Salaud ! ma galette, ou je t’emmerde…

– Go on, répéta le type.

Il avait fait un crochet. Ne dirait-on pas ? Il lui était arrivé de s’arranger avec des clients ; elle avait bouffé assez de dèche pour la comprendre chez les autres. Mais celui-ci, qui revenait de la fête !…

– Salaud, répéta-t-elle, ma galette, ou je t’emmerde.

Et puis elle avait faim. Elle lui en voulait surtout à cause de son gros ventre. Comme elle le regardait, elle vit qu’il brillait, là-dessus, une chaîne qu’elle n’avait même pas songé à lui prendre. Canaille ! C’est toujours avec ceux qu’on ménage, qu’il arrive des histoires !

Elle devint tout à fait furieuse. Il n’y avait toujours qu’eux, sous les réverbères. Ce qu’elle ferait après, elle ne le savait pas ; mais pour sûr elle allait l’emmerder. Elle leva ses poings pour frapper, l’autre tendit les siens et l’enferma par les bras.

Il serrait fort. Une fois, elle avait dû se battre. Son homme d’alors était intervenu : le type avait fait des excuses. Avec celui-ci, elle ne devait compter que sur elle-même. Elle fit ce que font les femmes quand elles n’ont plus leurs bras. Il cherchait à la renverser ; elle guetta un moment et vlan, donna à la bonne place.

– Humph ! fit le type, qui lâcha tout.

Ce fut au tour de Zonzon : il l’avait prise, elle voulut le reprendre. Elle ne pensait plus à sa galette. Il restait là tout blanc à bâiller après son haleine : elle le saisit au revers et secoua un bon coup ; après, elle secoua plus fort, parce que cela l’énervait, ce grand salaud, qui ne se défendait pas et se laissait aller en ballottant de la tête.

Elle vit qu’en le secouant ainsi, elle l’amenait au bord de l’eau. Elle pensa que la Tamise est faite pour les hommes qui vous emmerdent…

Ce fut presque un malheur : elle n’eut pas besoin de pousser, il y alla de lui-même. Elle le regarda descendre, elle entendit le plouf ! Mais alors, Seigneur ! les mains devant les yeux, elle s’enfuit pour ne pas voir les ronds que ça ferait sur l’eau.

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