XXVI UNE DRÔLE D’HISTOIRE

Il est vrai que, certaine affaire ayant marché très bien, ils avaient pris, au dîner, beaucoup de vin, et, avant ce vin, pas mal de gin. Tout de même, ce n’était pas une raison, et Valère, qui découvrait en surprise un petit plat de framboises, ne s’expliqua jamais pourquoi Zonzon s’emporta tout à coup et lui cria que s’il ne jetait pas ça, elle l’emmerderait dans la gueule.

Ce qui survint ensuite, semble tout aussi difficile à comprendre, sans doute parce qu’en plus de ce qu’ils avaient bu il restait du vin et du gin sur la table.

Elle s’en versa un bon coup :

– Je vas t’expliquer.

Et d’ailleurs, elle n’expliqua rien du tout. Elle lui fit toucher ses bras :

– Tu vois ces bras ?

– Mais oui, Zonzon.

– Eh bien ! en ce temps–là, c’étaient des allumettes ces bras.

Elle lui poussa sa hanche :

– Tu sens ma hanche ?

– Pour sûr, Zonzon !

– Eh bien ! en ce temps–là, il n’y avait rien de mes hanches.

Puis elle découvrit son ventre :

– Tu vois ça ?

Et comme Valère s’oubliait à lorgner, dessus, la balafre, elle ajouta :

– Eh bien ! en ce temps, t’aurais été médecin, t’aurais pas vu où fourrer ton bistouri, pour y graver ta signature, comme un jour.

De tout ceci, Valère conclut que c’était le tour à Zonzon et que, comme lui pour la femme au grand front, elle voulait raconter quelque chose du temps ou elle était jeune.

– Alors, demanda-t-il, c’est-y du gin ou du vin ?

– D’l’un et d’l’autre.

Puis elle se mit à faire sur les noms des remarques qui n’avaient, avec ce temps, aucun rapport : que Pépette c’était de la frime, Zonzon aussi c’était de la frime, et que pour Ledard, il fallait passer par les hôpitaux ou les prisons, pour savoir que ça vous est tombé de naissance. Et sans doute que ce mot lui rappela d’autres choses, car à peine l’eut-elle prononcé, qu’elle s’arrêta : « Écoute ! » et dérailla vers toute espèce de vieux souvenirs : que sa maman était morte, que ses yeux, s’ils se retroussaient dans les coins, c’était, comme le nom, de naissance ; que Valère n’aurait pas dit : « Tes yeux de diablesse », et qu’un bonhomme, dans un bureau, lui avait dit :

– Je vois cela, petite ; ce qu’il te faudrait, c’est des patrons, comme qui dirait un autre père et mère.

Là-dessus, Valère répondit : « Ah ! compris ! », comme s’il était vraiment en état de comprendre quelque chose ; puis il mit la tête dans les mains, parce que Zonzon lui parlait à la fois d’objets et de personnes absolument disparates : d’un certain homme qu’elle appelait Monsieur, d’un baquet de terre glaise, puis de cette rosse de Betsy, dont le nom seul la mettait en rage.

Comme Valère lui faisait remarquer que, de cette rosse, il n’y avait pas lieu de parler, puisque Zonzon ne l’avait connue que plus tard, elle en convint, mais raconta aussitôt d’une certaine Madame, maigre comme Betsy et qui n’aurait pas su non plus montrer gras comme ça de viande sur son derrière.

À ces mots, elle se mit à rire, Valère aussi en pensant au peu de viande sur le derrière de Betsy. Mais il ne s’agissait pas de cela :

– Il s’agit, dit Zonzon, des gens qui font des chichis pour prendre en service une innocente.

– Connu, dit Valère.

– … et de cette innocente qui se rassure : « S’ils veulent tant qu’on soit honnête, c’est qu’ils le sont, eux-mêmes, honnêtes. »

– Oui, dit Valère.

Ceci dit, elle but un verre de gin, Valère un verre de vin et dès lors, il lui fut évident qu’elle avait été engagée comme servante ; que Monsieur était un sculpteur, Madame, une vilaine vieille.

Il s’en foutait d’ailleurs. Il se remplit un autre verre, mais, aussitôt il dut le laisser là, parce qu’il eut besoin de ses doigts pour compter une série de jours dont Zonzon lui parlait à la fois. D’un jour, où on l’avait fait poser pour la main :

– Un, dit Valère.

– D’un jour, pour le bras.

– Deux, fit Valère.

– D’un jour, pour un bouton qu’on lui avait détaché par en haut.

– Trois.

– D’un jour pour une jupe soulevée par en bas.

– Quatre.

– D’un jour, pour un mot de Madame : « Ma fille, quand on a montré son corps par morceaux, fait-on des chichis pour le montrer dans l’ensemble. »

– Cinq !… Sans compter ceux qu’t’oublies, ça fait au moins cinq jours.

– Non, un, fit Zonzon.

– Alors, t’étais modèle. Pas servante !

– Si, servante.

– Ah !

Elle ajouta d’ailleurs que cela n’avait pas d’importance, qu’elle allait raconter d’un certain soir où elle était saoule. Mais d’abord, elle eut à parler de sa main : elle l’ouvrit toute grande pour montrer qu’en ce temps elle était moins forte, quand même forte assez pour flanquer ses cinq doigts à travers la figure d’un Monsieur qui veut vous prendre alors qu’il y a là une ruse de Madame, puisqu’elle les avait laissés seuls et que le lendemain, d’autres jours, elle les laissa de nouveau seuls.

Comme Valère lui rappelait :

– Et quand tu étais saoule…

Elle répondit : « Ah oui ! » et attrapa sur la table une bouteille qui, à vrai dire, ne contenait plus grand’chose :

– Qu’est-ce que c’est ?

– Du gin, dit Valère.

– Oui, mais ce qui reste ?

– Un fond.

– Et s’il restait le double ?

– Un grand fond.

– Et s’il en restait jusqu’au goulot ?

Elle ne laissa pas le temps de répondre qu’en ce cas la bouteille eût été pleine ; elle se mit à parler des gens qui vous veulent honnête, et vous en donnent « une de pleine » en disant :

– Videz cela, ma fille, il reste un fond.

Et c’est alors qu’à force d’embrouiller les choses, son histoire devint absolument impossible. Elle parla d’abord de certains bruits qu’on écoute, de son lit, comme si des voleurs marchaient à pieds nus dans votre chambre. Puis elle fit une grimace de dégoût, la même qu’elle avait faite, dans son lit, en reconnaissant, sur sa joue, la barbe de Monsieur.

Puis elle reparla d’une gifle et aussi d’un certain : « Merde ! » le premier de sa vie qu’elle lança, parce que deux mains la retenaient par les jambes et que ces mains, tu comprends, Valère ? n’étaient, même pas comme la barbe, les mains de Monsieur.

Tout cela pour en arriver à ceci : qu’elle s’appelait Françoise, qu’en ce temps, elle se réservait pour un petit gars qui la faisait rougir rien qu’en disant :

– Ma petite Framboise.

Le plus drôle, c’est qu’en racontant cela, elle montrait des yeux comme ceux dont elle parlait tantôt ; qu’elle avait au préalable envoyé les framboises et aussi l’assiette à travers la figure de Valère ; et que Valère qui saignait et semblait abruti, répondit :

– Oui, Zonzon. Le vice, c’est une petite framboise qui pourrit.

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