Il ne faut pas l’oublier : Un soir, au Cercle, ayant payé du gin aux copains, Zonzon se fâcha contre Marie la Flamande, cria « Merde » dans la gueule de Fernand, son homme, et, le temps de voir la béquille de Lois s’envoler vers la lampe, tomba sur ses grosses fesses, avec du rouge tout plein sur le blanc du corsage.
On aurait voulu le contraire, mais, quand on ralluma, Zonzon resta par terre : elle était morte.
Qui avait fait le coup ? Le dira-t-on jamais ? Fernand, qui l’aurait pu, se taisait comme une brute pour qui une môme par terre n’est déjà plus une môme. D’Artagnan, à la sienne, faisait de la morale :
– Toi ! si tu parles !…
Les autres n’avaient rien vu.
Il y avait là Valère. Au moment de la lampe, il jouait aux cartes avec Louis. Il préparait le sept de trèfle. Il attendit la lumière :
– Voilà, un sept.
Et se rendit compte.
Il ne pleura pas, parce que c’est bête, mais il fut tout de suite évident que c’était lui, et pas Fernand, le maître. Il l’écarta, s’agenouilla près du corps, déchira le corsage. Il eut ainsi les mains toutes rouges, et, ensuite, la culotte, quand il s’y fut essuyé.
– Moi, dit-il, je m’en fous. Mais celui qui a fait ça…
Personne ne répondit : Louis, qui buvait, toussa dans son verre, ce qui fit, de nouveau, remuer sa béquille : cette fois, elle tomba. Les autres pensaient ailleurs. Une môme, quand ça arrive, c’est triste, c’est ennuyant ; pourtant qu’y faire ? Voyez la rue, voyez la Tamise ; et la police, si elle est curieuse, qu’elle s’arrange. Comme Valère restait là, ils crurent :
– Tu t’en charges ?
– Oui.
– C’est-y que tu veux un coup de main ?
– Non.
Il ne retint que François et son Tendre Mouton. Il aimait bien ces deux. Quand ils furent seuls, il les prit dans ses bras :
– François, j’ai dit que je m’en charge. La Tamise, elle n’aurait pas aimé ça.
– Non, dit François.
– La rue, elle n’aurait pas aimé ça…
– Non, fit François.
– Alors, si qu’on essayait, on la ramènerait chez moi.
– Dangereux, dit François.
– Quand même, si qu’on essayait.
Et François voulut bien.
À cause du sang, le Mouton prêta son châle. Pauvre Zonzon ! On la roula là-dedans ; elle se laissait faire ; on lui arrangea sur le front un peu de franges, puis, chacun par un bras, ils la mirent debout pour aller.
Par chance ce n’était pas loin ; sur les trottoirs, les gens qu’elle avait, tantôt, enjambés, dormaient toujours pour leur compte, il ne faisait plus tout à fait noir. Jamais elle n’avait paru si lasse.
On ne sait ce qu’il prit alors à Valère. Depuis le Cercle, il n’avait plus rien dit ; il se mit tout à coup à parler ; il parlait à Zonzon avec des mots comme si elle était vivante :
– Un trottoir, Zonzon… Courage, Zonzon… Je savais bien que tu reviendrais, Zonzon !
Un peu plus loin, à cause d’un flic, il se mit à rire :
– Tipsy, Zonzon ! T’as bu, tiens-toi…
Devant le flic, il rigola plus fort.
Arrivé devant sa maison, il parut à bout de force. Il restait un escalier à monter. Il s’assit sur une marche :
– François, je n’en suis plus. Si tu veux, tu la porteras seul.
François, qui avait pris Zonzon, le Mouton qui montait en avant, le virent qui se cramponnait à la rampe, en soufflant de fatigue.
Là haut, il parut se reprendre :
– Entre, Zonzon.
Il alluma la lampe, il découvrit le lit.
– Couche-toi, Zonzon.
Il voulait faire tout par lui-même : arranger les draps, reboutonner le corsage, mettre ensemble les pieds. En route, elle avait semé une chaussure : il arracha l’autre. Pour les mains, il hésita : il les prit pour les joindre comme à une morte ; puis il les lâcha où elles étaient.
– Et maintenant, fit-il, laissez-moi.
Sur le palier, François et le Mouton ne descendirent pas tout de suite. François mit l’œil au trou de la serrure. On voyait tout de la chambre : Zonzon couchée, un bout de table, Valère qui allait et venait. À un moment, il cessa de marcher et se pencha sur le lit. Il pleurait. Il avait pris sa grosse lampe. Il la tenait tout de travers.
– Zut, dit François, décampons.
D’en bas, ils regardèrent…